Idriss conduit chaque jour une Audi de location, couleur noire, immatriculée dans le 94, le département du Val-de-Marne dans l’Est parisien. Idriss est un chauffeur Uber depuis huit ans, et l’idée que son employeur devrait être bouté hors de France le fait éclater de rire. Voici douze minutes que nous sommes ensemble dans sa voiture climatisée, impeccable, prête à accueillir de nouveaux clients après m’avoir déposé place de l’Odéon à Paris.
Idriss n’aurait jamais pensé être chauffeur de taxi. Il n’aurait jamais pu se payer la plaque indispensable pour exercer ce métier dont le prix, malgré la concurrence des plates-formes de VTC, avoisine toujours les 100’000 euros. Emmanuel Macron répondait à la radio, en direct d’un déplacement en Isère, lorsque j’ai poussé la porte de sa voiture. Le chauffeur, 28 ans et belle musculature, venait de m’ouvrir la porte et de prendre mon sac pour le poser dans le coffre. Il m’avait indiqué, juste avant, la bouteille d’eau disponible sur le siège arrière alors que la température avoisine les 30 degrés. Idriss ne savait pas que je tenais à lui poser quelques questions, laissant pour une fois mon scooter au garage.
Pas un employé modèle d’Uber
Idriss n’est pas un employé modèle d’Uber. «J’ai souvent râlé moi aussi contre la plate-forme qui nous met sans cesse en concurrence. Oui, nous ne sommes que des pions à leurs yeux. Et alors? La caissière du supermarché, là devant nous, ce n’est pas un pion?» J’entends à la radio Emmanuel Macron justifier son soutien passé à Uber, lorsqu’il était ministre de l’économie dans le gouvernement socialiste, entre 2014 et 2016, sous François Hollande.
Emmanuel Macron aime l’entreprise. Il estime que les réglementations françaises, dans de nombreux secteurs, ne tiennent pas compte de la réalité du marché des besoins des utilisateurs. Emmanuel Macron a été banquier privé. Il aime les «deals». Uber voulait investir: son boulot de ministre était de lui ouvrir les portes de ce pays où ses fondateurs, lassés d’attendre des taxis qui ne viennent jamais, eurent dans les années 2000 l’idée de cette plate-forme révolutionnaire.
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Le système se défend
Idriss et Emmanuel Macron correspondent, l’un comme l’autre, à deux catégories de Français que le système pourfend, tout en les admirant et en les remerciant de temps à autre. Je m’explique: le chauffeur Uber, sénégalais de naissance naturalisé français, est tout sauf un esclave exploité par Uber. Il tient ses comptes. Il dit gagner près de trois mille euros mensuels. Il passe sa vie dans sa voiture. Il est célibataire. Il sait que les taxis aimeraient bien lui faire la peau, mais il reconnaît aussi qu’ils ont bien plus de frais et de charges que lui.
Idris est Français: il se lamente mais trouve qu’Uber lui donne une «opportunité». Il attend qu’un de ses cousins le pistonne pour entrer comme chauffeur à la mairie de Créteil, la préfecture de son département. Vrai? Faux? Qu’importe. Je n’ai pas devant moi un employé exploité. Je suis amené gare de Lyon par un autoentrepreneur résolu à tenter sa chance. Avec Uber. Ou avec d’autres…
Uber est loin d’être un entrepreneur modèle
Emmanuel Macron a le même raisonnement. Normal pour un ministre, à l’époque, dans un gouvernement de gauche? Peut-être pas. Mais lui aussi, en 2014, était une sorte d’autoentrepreneur en politique. Il fourbissait les armes pour sa propre start-up. Il rêvait de décoller. Uber est une marque forte. Alors Emmanuel Macron a foncé, donnant çà et là des coups de coude. Le statut d’autoentrepreneur n’était pas son invention. C’est Nicolas Sarkozy qui l’a créé en 2009, et les Français l’ont applaudi, avant de crouler sous les poids des charges. «Sarko» lui-même l’a regretté. Mais la société l’a intégré. Des entreprises très françaises, parfois même dans les médias, abusent de ce statut, comme elles le font des contrats à durée déterminée. Elles aussi profitent de la précarité des jeunes. La France s’est ubérisée. Emmanuel Macron n’a fait qu’accompagner le mouvement.
Uber est loin d’être un entrepreneur modèle. L’entreprise, partout, cherche à éluder l’impôt. Il est dès lors logique que sa réputation soit, du côté de l’administration, si discutable. Problème: les usagers apprécient ses chauffeurs, leur disponibilité, leur amabilité qui, ces dernières années, contrastaient sérieusement avec celle de la majorité des taxis parisiens.
Incompréhension radicale
Les chauffeurs de taxis sont des Français qui se battent pour leurs rentes. Logique, car ils en paient le prix. Les chauffeurs Uber se battent pour, coûte que coûte, casser ces monopoles et obtenir quelques poignées d’euros avant de passer à autre chose. Pas de jugement de valeur ici. Juste un regard lucide sur ce fossé français dans lequel Emmanuel Macron le disrupteur a trébuché.
Le ministre aurait dû exiger un donnant-donnant: ticket d’entrée en France contre comportement fiscal irréprochable de l’entreprise américaine. Il ne l’a pas fait. Uber et ses 20’000 chauffeurs ont taillé à coups de serpes leur place dans le système, mettant de leur côté les usagers. La France ne bouge que comme cela: par à-coups révolutionnaires. Et la révolution Uber, qu’on le veuille ou non, a fait changer les choses.
Impossible n’est pas français. Mais le prix à payer, pour ces ruptures forcées, finit toujours par vous rattraper.