Monsieur Espahangizi, l’Iran est à feu et à sang et vous êtes coincé ici en Suisse avec le rôle d’observateur. Comment gérez-vous la situation?
Je suis plein d’inquiétude, mais aussi d’espoir. Depuis quatre semaines, je dors peu, je m’informe en permanence sur la situation actuelle, j’échange avec des personnes en Iran et ailleurs. Plus de six millions d’Iraniens vivent à l’étranger, dont beaucoup en Suisse. Nous soutenons le mouvement autant que nous le pouvons. Pour nous, il est clair que le système est sur le point de s’effondrer.
Pourquoi en êtes-vous si sûr?
Pendant 43 ans, ce régime a régné par la crainte et la terreur. Cela ne fonctionne plus désormais. Des milliers de personnes défient la peur et risquent leur vie. Nous observons également des fissures dans le système: des hommes du gouvernement qui commencent à faire passer des fonds à l’étranger, des agents de sécurité qui ne se présentent pas au travail. Pour la première fois, il y a des débats parmi les mollahs pour savoir s’il faut abolir le port du voile.
En 2009 déjà, des centaines de milliers de personnes sont descendues dans la rue, et des manifestations ont eu lieu les années suivantes. Sans succès. Qu’est-ce qui a changé?
Jusqu’à présent, les gens descendaient dans la rue pour dénoncer des abus isolés comme la fraude électorale, le manque d’eau, le chômage ou la corruption. Aujourd’hui, ce sont des étudiants, des travailleurs du pétrole, des gens dans les villes, dans les campagnes, des gens de toutes les régions ethniques qui se mobilisent. Même les hommes ont compris: nous ne sommes libres que si la liberté des femmes est garantie. Tout le monde se soutient et c’est ça qui est nouveau.
Mais cela peut-il suffire pour changer le système?
Dans les esprits des Iraniens, la révolution a eu lieu depuis longtemps. Il n’y a plus de retour possible. Mais il faut préciser quelque chose: il s’agit d’un processus. En 2009, les gens espéraient pouvoir créer une démocratie au sein de la République islamique. Le régime de terreur a brutalement brisé cet espoir. Les gens en ont tiré les leçons: ce système ne peut pas être réformé. Ils cherchent à le renverser.
Dans le média en ligne Republik, la chercheuse en protestation Jamila Raqib s’est montrée sceptique: il manque encore au mouvement les structures nécessaires à une transition démocratique. Quel est le risque que cela finisse par ressembler à la fin des années 1970, lorsque les mollahs avaient pris le relais après la destitution du shah?
Nous vivons aujourd’hui dans un monde complètement différent. Les six millions d’Iraniens en exil n’existaient pas. La mise en réseau mondialisée est une nouvelle force puissante. Et la contestation est bien plus large qu’à l’époque.
Le printemps arabe a débuté il y a plus de dix ans dans des conditions similaires – et a pourtant échoué.
L’Iran est différent de ses voisins arabes. Selon une étude de 2020, seuls 40% des Iraniens se considèrent encore comme musulmans. Le pays n’est pas religieux. Nous avons une longue tradition d’émancipation des femmes. D’ailleurs, dans les années 1920, ma grand-mère portait les cheveux courts et certainement pas le foulard. Le hijab ne fait pas partie de la culture iranienne, il a été introduit avec beaucoup de violence par le régime.
Vous avez été l’un des initiateurs d’une lettre ouverte au Conseil fédéral. Vous y demandiez notamment que la Suisse déclare le régime des mollahs comme terroriste, de reprendre les sanctions de l’ONU et de l’UE, de décréter des interdictions d’entrée, de geler les avoirs… Pensez-vous que ces mesures pourraient impressionner le régime?
Ce n’est pas la bonne façon de voir les choses. Les sanctions visent à envoyer un message aux gens dans la rue. La Suisse, en tant que pays, a un poids énorme pour les Iraniens et les Iraniennes. Beaucoup d’entre eux ont fait leurs études en Suisse. Les activistes là-bas disent qu’ils veulent une démocratie et la liberté comme nous en Suisse. On pourrait maintenant leur montrer par des sanctions que nous les soutenons.
Les sanctions sont-elles le seul moyen de le faire? Jusqu’à présent, l’Occident n’a pas eu beaucoup de poids et d’influence sur l’Iran.
Les mesures prises par les dirigeants apportent beaucoup. La Suisse pourrait mettre en place une task force chargée de vérifier quels fonds quittent le pays, lesquels entrent en Suisse. Et comment ceux-ci pourraient être confisqués. C’est une première étape. Le suivant pourrait être d’organiser une conférence de reconstruction comme celle qui a été organisée pour l’Ukraine.
Les bourgeois surtout s’inquiètent que la Suisse mette en jeu son rôle de médiateur en s’engageant trop. Elle défend les intérêts des États-Unis en Iran. Et elle défend les intérêts de l’Iran en Égypte, en Arabie saoudite et au Canada.
Médiateur avec qui? Les jours de ce régime sont comptés.
Avec votre engagement, vous vous exposez. Vous inquiétez-vous pour votre sécurité?
Je ne peux que rester vague. Le régime islamique envoie un signal à tous les Iraniens en exil: ne vous croyez pas en sécurité, nous allons partout. Tout ce que disent et font les Iraniens à l’étranger est observé de manière critique depuis des années. Ils sont fichés. Cela se passe aussi ici en Suisse, donc nous sommes prudents. Voilà pourquoi les protestations en Iran nous concernent tous même si nous ne sommes pas sur place.
En plus de vous engager pour l’Iran, vous êtes historien à l’université de Zurich. La recherche et le militantisme sont-ils compatibles?
Je ne suis pas universitaire 24 heures sur 24. Je suis aussi père de famille, membre d’une association et citoyen de ce pays. J’ai la responsabilité de m’impliquer politiquement.
La question se pose parce qu’une professeure lausannoise a récemment collé sa main sur une route pour attirer l’attention sur l’urgence climatique.
Je n’ai rien à voir avec cela. Mais le fait est que si tous ceux qui exercent une profession scientifique ne pouvaient plus s’engager politiquement, nous serions face à un vrai problème.
Que ce soit en tant qu’invité au «Club» de la SRF ou en tant qu’orateur lors des manifestations iraniennes à Zurich, Kijan Espahangizi est très demandé. D’origine iranienne, cet homme de 44 ans est arrivé d’Allemagne il y a seize ans et a, entre-temps, obtenu son passeport suisse.
Il fait chercheur et historien sur les thèmes de la migration à l’université de Zurich, mais a aussi créé le laboratoire d’idées Neue Schweiz (Ines). Ce dernier se penche sur la manière dont la Suisse, en tant que pays d’immigration, peut être soutenue démocratiquement à l’avenir. Kijan Espahangizi vit avec sa famille dans le canton de Zurich.
Que ce soit en tant qu’invité au «Club» de la SRF ou en tant qu’orateur lors des manifestations iraniennes à Zurich, Kijan Espahangizi est très demandé. D’origine iranienne, cet homme de 44 ans est arrivé d’Allemagne il y a seize ans et a, entre-temps, obtenu son passeport suisse.
Il fait chercheur et historien sur les thèmes de la migration à l’université de Zurich, mais a aussi créé le laboratoire d’idées Neue Schweiz (Ines). Ce dernier se penche sur la manière dont la Suisse, en tant que pays d’immigration, peut être soutenue démocratiquement à l’avenir. Kijan Espahangizi vit avec sa famille dans le canton de Zurich.