Les Russes refusent de se mobiliser
«S'ils viennent me chercher, je les attaquerai à la hache!»

La semi mobilisation prononcée par Vladimir Poutine affecte les foyers russes. Des centaines de milliers de personnes sont censées partir à la guerre... mais beaucoup s'y refusent. Blick s'est entretenu avec trois Russes.
Publié: 25.09.2022 à 21:14 heures
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Dernière mise à jour: 26.09.2022 à 08:47 heures
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Poutine a annoncé une mobilisation partielle le 21 septembre.
Photo: keystone-sda.ch
Robin Bäni, Samuel Schumacher

«J’ai dormi pendant la guerre», témoigne au bout du fil Ivan*, jeune Russe de 24 ans, en riant jaune. Jusqu’à présent, il n’a vu la mort qu’à travers un écran. Il pourrait bientôt risquer de la voir de plus près et ne réalise pas encore. Ce n’est pas le cas de sa mère qui, ce mercredi matin, l’a réveillé en lui demandant impérieusement son passeport. Elle voulait immédiatement lui réserver un vol pour qu’il rejoigne son père à Erevan, en Arménie. C’était quelques heures après l’annonce d’une mobilisation partielle par décret de la part de Vladimir Poutine. Une décision qui a ainsi plongé son pays dans le chaos.

Le 8 mars, le président de la Russie avait promis à toutes les mères et pères de famille que leurs fils resteraient à la maison. Seuls des soldats professionnels devaient combattre en Ukraine. C’était sans compter les dizaines de milliers de Russes qui ont perdu la vie sur les champs de bataille. La Russie manque actuellement de chair à canon. Le Kremlin parle de mobiliser 300’000 réservistes. Mais une seule question est sur toutes les lèvres: qui est concerné?

«Sur place, on ne vous donnera rien!»

Peut être considéré comme réserviste toute personne ayant effectué un an de service militaire et âgée d’au moins 27 ans. Ces deux conditions ne s’appliquent pas à Ivan. Mais il veut quand même s’enfuir au plus vite. «J’avais déjà pensé à quitter mon pays pour l’Arménie. Mais j’étais dans un certain déni: je continuais de penser que tout se terminerait bientôt, se désole le jeune homme. Je suis obligé de constater que Poutine ne s’arrête pas. Tôt ou tard, il fera venir des gens comme moi sur le front», tremble Ivan.

Le jeune homme sait qu’il est privilégié: beaucoup n’ont pas les moyens de fuir. Vladimir Poutine a été clair: toute la Fédération de Russie est concernée. Son décret est volontairement formulé de manière large. Le ministre de la Défense Sergeï Choïgu dispose d’une grande marge de manœuvre: c’est lui qui décide le nombre de personnes par région à être envoyées à la guerre. La question de savoir qui doit rafraîchir la formation militaire des réservistes reste également ouverte. On ne sait pas non plus si les Russes ont les ressources nécessaires pour équiper 300’000 hommes de manière professionnelle.

De leur côté, les blogueurs militaires fidèles à Vladimir Poutine sont inquiets. Sur le service de messagerie Telegram, des listes de colisage circulent pour les mobilisés. Ils doivent notamment apporter des manteaux d’hiver, des gilets pare-balles, des trousses de premiers secours, des ouvre-boîtes et «des chaussures de marque, si les finances le permettent». «Sur place, on ne vous donnera rien!», prévient le blogueur militaire «Le 13e», très populaire en Russie. Son conseil est tout à fait sérieux: «Emportez du lopéramide (ndrl: un médicament contre la diarrhée) pour ne pas faire dans votre pantalon à cause de la nourriture inhabituelle et des conditions de vie insalubres.»

Recherche issue désespérément

Quant à Andrej*, 27 ans, il a suivi le discours de Sergeï Choïgu sur son smartphone et a tout de suite su qu’il était concerné. «J’ai 27 ans et j’étais dans l’armée il n’y a pas si longtemps, explique-t-il, la voix paniquée. Je suis formé pour abattre des avions et des missiles. Et ils ont un besoin urgent de personnes capables de le faire.»

Le travail d’artilleur est hautement considéré au sein de l’armée. L’employeur d’Andrej lui a ordonné de contacter le service du personnel dès qu’il recevrait l’ordre de marche. Sauf que le jeune homme refuse d’aller sur le front. Il se cache dans l’appartement d’une amie qui a déjà pris la fuite. Il a un plan. En dernier recours, il envisage même la violence. «S’ils viennent me chercher, je les attaquerai avec une hache! tonne-t-il. Je serai alors emprisonné pendant trois ans. Si je refuse le service militaire, j’en prends pour cinq à dix ans.»

La fuite n’est pas une option pour lui: «J’aime la Russie et je ne veux pas vivre dans un hangar quelconque avec d’autres réfugiés. J’ai peur, mais je ne vais pas changer mon mode de vie à cause d’un tyran qui essaie de faire la guerre quelque part.»

10’000 demandes pour connaître ses droits

Pétris de peur et d’incertitude, de nombreux Russes en sont arrivés à s’adresser à des professionnels pour savoir s’ils devaient aller à la guerre ou non, et la marche à suivre en cas de réponse affirmative. Parmi eux: Pavel Chikov, avocat du groupe russe de défense des droits de l’homme Agora. Avec son équipe de douze avocats, il a annoncé avoir reçu déjà plus de 10’000 demandes. L’organisation assure d’orienter au mieux les personnes concernées. Mais la situation de l’information reste chaotique.

Un avocat militaire de la Coalition des défenseurs russes des droits de l’homme, qui souhaite rester anonyme, conclut: «Il est impossible de décider ce qui est le mieux: émigrer, se cacher ou déposer une demande auprès du service d’enregistrement militaire. Toute personne dans les réserves peut être envoyée dans les troupes. Il n’y a pas de droit à ne pas devoir se battre.»

Avant même que Vladimir Poutine m’annonce cette semi-mobilisation, des rumeurs à ce sujet circulaient déjà sur les réseaux sociaux. Les gens partageaient le moindre conseil permettant de retarder une conscription. Un conseil particulièrement en vue concernait le portail «Gosuslugi», par lequel s’effectue une partie de la bureaucratie en Russie. «J’ai changé mes paramètres. Maintenant, le commissariat militaire ne peut m’envoyer une convocation que par courrier», explique Ivan. Cela doit permettre de gagner du temps pour s’échapper. Tant que l’on n’a pas reçu de convocation, on peut quitter la Russie. Lorsque Andrej a ouvert son profil sur «Gosuslugi», la fonction avait déjà été désactivée. Plus tard, le Kremlin a expliqué que les convocations devaient toujours être remises en personne.

Une mobilisation chaotique

La mobilisation révèle un système bureaucratique inefficace, juge l’American Institute for the Study of War. Il ne sera probablement pas possible de mettre à disposition la réserve nécessaire prête à combattre en peu de temps.

La confusion autour des interdictions de voyager pour les réservistes le montre également. A Moscou, il n’y a pas encore eu d’interdiction. À 1000 kilomètres à l’est, dans la République du Tatarstan, il y a d’abord eu une interdiction de sortie du territoire, puis toutes les interdictions ont été levées. A Samara, dans le sud-est de la Russie européenne, les réservistes n’avaient pas le droit de quitter leur district. Les commissaires militaires ont fini par assouplir les restrictions et ont autorisé les voyages à l’intérieur de la Fédération de Russie. A Saint-Pétersbourg, les autorités ont envoyé une convocation à un homme mort depuis neuf ans.

Les règles concernant les personnes devant aller à la guerre sont également révisées en permanence et les annonces contradictoires. Il a d’abord été assuré que les étudiants pourraient également être concernés par la mobilisation… puis Dmitri Peskov, le porte-parole du Kremlin a assuré qu’ils n’auraient pas à se rendre en Ukraine.

Ce n’est que vendredi que l’on a appris que certaines catégories professionnelles seraient exemptées, notamment les spécialistes en informatique et en communication. Même le nombre maximum de réservistes concernés est contesté. Le portail d’information de l’opposition «Meduza», qui opère à l’étranger, a appris de sources gouvernementales que 1,2 million de réservistes devaient être appelés. Le Kremlin a crié au mensonge.

«La société russe a échoué»

Les informations contradictoires rendent difficile l’évaluation des règles en vigueur et de la réalité du terrain. Même ceux qui sont informés de leurs droits ne se sentent pas en sécurité. «Entre-temps, je ne crois plus rien, car le gouvernement de Poutine est connu pour ses mensonges», se plaint Fjodor*, 29 ans, alors qu’il est en route pour Adler, une ville au bord de la mer Noire. De là, il veut traverser la frontière géorgienne en voiture.

Fyodor et de nombreux Russes craignent une répartition arbitraire des convocations. Des enregistrements vidéo d’hommes forcés à monter dans des bus circulent. Dans la région de Bouriatie, en Sibérie orientale, des hommes auraient été traînés hors de chez eux pendant la nuit. «70 hommes qui n’ont jamais fait de service militaire ont été invités à se rendre au commissariat militaire», a affirmé Alexey Tsydenov, chef de la République de Bouriatie. Ce dernier n’est pas considéré comme un opposant à la mobilisation: il voulait simplement attirer l’attention sur un vice de procédure présumé.

Fyodor espère pouvoir un jour se rendre en Ukraine pour aider à la reconstruction des villes détruites. Mais il voit encore l’avenir d’un œil sombre: «Il semble que Poutine soit prêt à se battre jusqu’au dernier Russe. Nous n’avons pas réussi à l’arrêter. La société russe a échoué.»

*Noms d’emprunt

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