Le peuple va mal
La couronne dépense sans compter pour s'auto-célébrer sur le dos des Britanniques

Un mélange toxique d'inflation, de Brexit et de grèves permanentes paralyse le royaume britannique. Visite d'un pays où la crise est devenue la nouvelle norme.
Publié: 07.05.2023 à 13:33 heures
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Dernière mise à jour: 07.05.2023 à 13:44 heures
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Les magasins fermés font désormais partie du paysage urbain, à Londres aussi.
Photo: Mark Chilvers
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Lisa Aeschlimann

Samedi, la Grande-Bretagne est redevenue pour une fois aussi grande qu’elle l’était autrefois. Le monde entier regarde l’État insulaire se célébrer avec son nouveau roi âgé de 74 ans. Mais ces dernières années, il n’y a guère eu de raisons de faire la fête.

La situation de l’ancienne puissance mondiale n’est pas bonne. Les taux d’inflation à deux chiffres font exploser les prix des denrées alimentaires, de l’énergie et des loyers. De nombreux pubs, boutiques et bureaux sont barricadés, fermés à jamais. Plus de sept millions de personnes attendent un rendez-vous chez le médecin. Il ne se passe guère de semaine sans une grève importante.

Un printemps sombre a suivi cet hiver froid: le Fonds monétaire international a prédit qu’aucune autre nation développée ne connaîtrait une croissance inférieure à celle de la Grande-Bretagne cette année. Même l’économie russe se porte mieux.

L’écart entre les riches et les pauvres se creuse

La seule chose qui augmente actuellement dans le royaume, c’est l’inégalité. Il y a plus de milliardaires que jamais, mais en même temps, jamais autant de Britanniques n’ont vécu dans la pauvreté. Il y a désormais dans le pays plus de «banques alimentaires», de distributions de nourriture pour les personnes dans le besoin, que de filiales McDonald’s. Une famille sur quatre dans le pays n’a pas assez à manger. Un chiffre qui a doublé. Il y a un an, c’était une sur huit.

Ce sont principalement les classes moyennes qui ne peuvent plus payer leur facture d’électricité, qui perdent leur logement et qui dépendent des dons de nourriture. Elles ne touchent pas les marges du royaume: ce sont des régions structurellement faibles depuis toujours. Cette nouvelle pauvreté se fait même voir au centre – à Londres, ce pôle qui est pourtant une grande attraction touristique, une métropole financière internationale et, surtout, fierté nationale.

«Tout a changé»

Zina Alfa a un master en économie et en politique et un emploi dans l’industrie financière. Mais il y a quelques semaines, cette jeune femme a dû se rendre à l'évidence: fauchée, elle a été forcée de retourner vivre chez ses parents dans le quartier londonien de Grove Park.

Les jeunes sont touchés de plein fouet. En raison de la crise permanente, ils ne peuvent presque plus se permettre d’être propriétaires et sont plus ou moins sans défense face aux propriétaires immobiliers. Le loyer de la colocation d’Alfa dans l’est de Londres a presque doublé en un an: il est monté de 700 à 1300 livres.

Elle nous en parle dans un café. Le pub d'en face a fermé depuis peu. Devant notre café, sur le trottoir, un sans-abri doit être soutenu par des policiers. De l’argent tombe de la poche d’un autre homme. Il jure, gémit de douleur en se penchant, mais ramasse chaque pièce d’un ou deux pence.

«J’aime Londres, c’est mon pays, s’exclame Zina Alfa. Mais tout a changé». La crise est aujourd'hui sur toutes les lèvres. Depuis, il existe même un mot spécifique pour le «cost of living crisis» (le «coût de la vie», en français): Alfa et ses amis parlent des «cozzie livs» (qu'on pourrait traduire par «vie confortable», en français) lorsque, au lieu de se rencontrer, ils restent barricadés chez eux pour économiser de l’argent.

Colère contre «ceux d’en haut»

Elle raconte que son précédent propriétaire l’a escroquée pour de l’argent. Lorsqu’elle est allée à la police, on l’a renvoyée à la municipalité. Puis, de là, à la police. «Personne ne se sent responsable, et tout le monde est à bout», résume-t-elle.

Ce qui n’enlève rien à sa frustration. «On ne nous voit pas, on ne nous entend pas et on ne nous soutient surtout pas, déplore-t-elle. Comment se fait-il que nous payions notre énergie six fois plus cher alors que Shell et BP annoncent des bénéfices records? Ou que les salaires soient au même point qu’au début de mes études, en 2011?»

La colère «contre ceux d’en haut», une élite qui ne se préoccupe que de sa propre richesse, est profonde. L’écart est frappant. On voit le Premier ministre Rishi Sunak, un quasi-milliardaire, installer l’électricité pour sa piscine de douze mètres de long dans sa propriété de vacances du North Yorkshire, alors que des centaines de milliers de personnes vivent dans des maisons froides. Ou le chef de la Banque d’Angleterre asséner sans rougir que «les Britanniques doivent accepter que, désormais, ils sont plus pauvres». Face aux 190’000 livres qu’il empoche chaque année.

«Les 99,9% en premier!»

Mais quand on parle de «ceux d’en haut», c’est aussi la famille royale. «Deux-cent-cinquante millions de livres de notre argent sont dépensés pour le couronnement du roi, alors qu’il n’y a plus d’argent pour les repas scolaires gratuits, les distributions de nourriture, le système judiciaire, les refuges pour femmes, a tweeté cette semaine Charlotte Proudman, une célèbre militante féministe. Faisons passer les 99,9% en premier, pas les 0,1%.»

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Carla Maurer aumônière helvético-britannique de la Swiss Church à Londres, évoque dans le presbytère près de Finsbury Park le prix du beurre, qui coûte soudain cinq livres au lieu de deux et demi comme auparavant. Et le fait que les enseignants ont fait grève cette semaine pour la quatrième fois en deux mois. Elle et son mari font désormais leurs courses chez Aldi plutôt que chez Waitrose – c’est moins cher. Ils peuvent néanmoins toujours se permettre de partir en vacances, reconnaît-elle, même s'ils le font moins. «Nous avons une marge de manœuvre, mais elle manque à beaucoup. Et c’est bien là le problème», souligne Carla Maurer.

Tous les mardis, la Swiss Church organise un petit déjeuner. Une soixantaine de personnes dans le besoin y participent. C’est nettement plus qu’auparavant. Il arrive désormais que les participants se disputent pour savoir qui est le plus nécessiteux. Un coiffeur y coupe les cheveux gratuitement une fois par mois. Mais il est aujourd’hui tellement demandé qu’un deuxième a été engagé entre-temps.

Une recherche de logement sans espoir

Rose Campbell, quant à elle, a déménagé deux fois en deux ans. Elle n’obtient que des contrats de location d’un an. Et lorsqu’ils sont renouvelés, les propriétaires augmentent immédiatement les prix. La jeune femme de 29 ans travaille dans l’industrie de la mode. Elle débourse maintenant chaque mois 200 livres supplémentaires pour son appartement Elle a certes obtenu une augmentation de salaire, mais cela ne suffit pas à compenser cette hausse. Elle touche seulement 40 livres de plus par mois.

Se loger à Londres n’a jamais été facile, soupire Rose Campbell. Mais ces deux dernières années, c’est devenu quasiment impossible. On trouve aujourd’hui tout juste une chambre pour l’argent qu’on dépensait auparavant pour un appartement entier. «Et l’on se retrouve en compétition avec environ 30 autres candidats!»

Sans compter que le logement en question est généralement dans un état désastreux. Dans son ancien appartement, une armoire de cuisine s’est par exemple détachée du mur et est tombée sur son ami. La propriétaire n’a réagi qu’au bout de trois semaines et après plusieurs relances. Il ne reste plus d’argent pour autre chose, comme le chauffage, en tant de crise, déplore-t-elle. «En hiver, il faisait si froid dans l’appartement que nous pouvions voir notre souffle.» Elle espère que la situation va s’améliorer. Même si elle a peu d’espoir. «J’ai comme l’impression que la situation va stagner dès maintenant.»

Le soir, à Piccadilly Circus, un jeune homme en kilt souffle des hymnes britanniques sur une cornemuse. En arrière-plan, des Union Jacks flottent dans la douce brise printanière. Les maisons autour du musicien sont lourdes de culture et d’histoire. Les touristes applaudissent, jettent des pièces dans la valise.

Ici, entourée de centaines d’années de culture et de grandeur, sur la place qui était considérée comme le centre du monde à l’époque de l’Empire britannique, la «Great Nation» revit brièvement. On entrevoit encore un peu de ce que l’État insulaire était jadis, la Grand-Bretagne des cartes postales. Mais les Britanniques d’aujourd’hui doivent désormais sauver chacun de leurs centimes, et épargner pour payer leur ticket de bus pour le centre-ville.

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