Emmanuel Macron l'a affirmé à la veille des commémorations à Kigali: «La France aurait pu arrêter le génocide au Rwanda mais elle n'en a pas eu la volonté.» Qu'en pense Colette Braeckman, l’une des journalistes européennes les mieux informées sur la situation au Rwanda et dans l’est du Congo. Son passionnant livre de mémoires «Mes carnets noirs» (Ed. Weyrich) tout juste publié est une plongée dans une vie entière consacrée à cette partie de l’Afrique colonisée autrefois par la Belgique.
L’intéressée ne sera pas à Kigali ce dimanche 6 avril pour les commémorations du trentième anniversaire du génocide rwandais qui fit plus d’un million de victimes, pour l’essentiel des Tutsis pourchassés et massacrés à l’instigation des extrémistes Hutus.
Blick s’est entretenu longuement avec Colette Braeckman «Le souvenir du génocide hante le nouveau Rwanda, mais il n’est publiquement évoqué qu’au moment des cérémonies d’anniversaire à partir du 6 avril, affirme-t-elle. La doctrine officielle met en avant l’unité du peuple rwandais, dans l’espoir qu’avec la montée des jeunes générations, cette unité se reconstitue et qu’elle éclipse les catégories ethniques. Telle est la devise du Front patriotique rwandais au pouvoir.»
Mais derrière, quelle est la vérité? Quelle est la responsabilité de la France, accusée d’avoir fermé les yeux sur les manœuvres des extrémistes hutus sur lesquels l'Eglise catholique ferma longtemps les yeux également? Un évêque missionnaire suisse, Mgr André Perraudin, décédé à Sierre en 2003, fut ainsi accusé par les Tutsis d'avoir attisé les tensions ethniques, au nom de la justice sociale.
Un entretien sans concession et éclairant:
La France pouvait-elle arrêter le génocide?
Oui, la France aurait pu prévenir et arrêter sa préparation. Des témoins indépendants, dont la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH) et Jean Carbonare, avaient révélé les préparatifs des tueries de masse bien avant 1994, mais ils ne furent pas écoutés. Le Général Vallet, à la tête de la coopération militaire, l’avait indiqué aussi, mais il fut rappelé à Paris. C’est dans l’enceinte de l’ambassade de France, en présence de l‘ambassadeur Marlaud, que fut constitué le gouvernement provisoire composé d’extrémistes hutus dont on saura plus tard qu’ils avaient préparé les massacres et ils étaient parfaitement connus par les diplomates français.
Lorsque le génocide commença à être mis en œuvre, dans les minutes qui suivirent l’attentat contre l’avion piloté par des Français qui ramenait à Kigali le président Habyarimana, la France, membre du Conseil de Sécurité, aurait pu demander un renforcement immédiat de la Minuar et le changement de son mandat. En plus d’envoyer des troupes qui se chargèrent d’évacuer les ressortissants français et autres Européens (en déposant au passage des cargaisons d’armes destinées à l’armée rwandaise!) la France aurait pu prendre la tête d‘une intervention militaire directe, avec la Belgique et peut-être d’autres pays.
Ainsi, ils auraient pu au moins sécuriser Kigali, arrêter les tueries à l‘intérieur du Rwanda et imposer un gouvernement de coalition conforme aux accords d’Arusha, c’est-à-dire avec la participation du Front patriotique Rwandais de Paul Kagamé (l’actuel président rwandais, au pouvoir depuis 1994).
Quant à l’Opération humanitaire Turquoise, je maintiens trente ans après que son premier objectif n’était pas de se porter au secours des Tutsis, mais de tenter d’empêcher le Front patriotique rwandais de prendre la capitale Kigali. Les troupes envoyées au Rwanda n’étaient pas des secouristes mais des unités d’élite dotées d’un matériel de combat. Et lorsque à Bisesero les journalistes «embedded» (incorporés aux unités militaires) ayant découvert des Tutsis qui résistaient encore aux équipes de tueurs hutus qui les assiégeaient, il fallut trois jours pour que les soldats français se portent au secours des survivants.
Pourquoi? Parce que ce sauvetage n’était pas le but premier de leur mission. Qu’a-t-on vu ensuite? L’opération Turquoise a organisé et protégé l’exode vers le Kivu de plus d’un million de Hutus parmi lesquels les auteurs du génocide et l’armée en déroute. Qu’ont fait les milices hutus et leurs chefs? Ils ont préparé leurs revanches, jusqu’à l’offensive de l’armée rwandaise en 1996 qui mena à la chute de Mobutu dans l’ex Zaïre. Depuis lors, la déstabilisation de cet immense voisin devenu la République démocratique du Congo se poursuit.
Le Rwanda, 30 ans après, est-il un pays africain modèle?
Trente ans après le génocide le relèvement matériel du Rwanda est remarquable: les routes y sont impeccables, Kigali est devenu une belle ville verdoyante et plus propre que toutes les capitales africaines, même si les populations travailleuses et pauvres ont été écartées du centre-ville, loin du regard des visiteurs et des congressistes internationaux. Un système de sécurité sociale a été mis en place. L’accès à l’enseignement est ouvert à tous, mais des écoles privées perpétuent les inégalités. Un immense travail de justice a été effectué par les tribunaux traditionnels «gacaca», cette «justice sur l’herbe», entre Rwandais. A première vue, le Rwanda est un pays aujourd’hui émergent, même si le revenu par habitant n'y dépasse pas un dollar par jour et que la pauvreté des campagnes n’a pas été vaincue. Les équipements publics sont bien meilleurs que dans beaucoup de pays africains.
Paul Kagame est-il un dictateur ou un visionnaire?
La plupart des Rwandais estiment que ces changements, ces progrès, la relative sécurité dans laquelle ils vivent sont dus à la volonté de Paul Kagame, plus que jamais homme fort du pays. Protecteur des Tutsis, il est celui qui a bloqué les vengeances individuelles contre les Hutus et tenté de restaurer l’unité du pays. Sans sa poigne de fer, le Rwanda serait sans doute retombé dans la violence. Or, il a été reconstruit, la population est reconnaissante. Reste les faits. Politiquement, le pays est verrouillé. L’opposition est contrôlée, la presse sous surveillance, les adversaires, y compris d’anciens membres du FPR, menacés de mort et obligés de choisir l’exil (avec le risque d’y être suivis et mis à mort).
Une question demeure sans réponse: alors que Paul Kagame se prépare à exercer un quatrième mandat, qui assurera sa succession lorsqu’il aura disparu? Pour l’instant, les opposants à l’intérieur du pays se taisent et des Hutus murmurent «ce n’est pas encore notre tour». Les optimistes espèrent que la nouvelle – troisième – génération post-génocide sera enfin débarrassée des références ethniques et construira un «nouveau Rwanda» vraiment libéré de ses démons.
Le Rwanda détruit-il l’est du Congo?
Paul Kagame ne fait pas mystère du fait qu’il entend éviter la guerre sur le sol rwandais et poursuivre, dans le Nord et le Sud Kivu, sa guerre de trente ans contre les génocidaires et leurs descendants. Ces opérations militaires menées par des rebelles congolais encouragés et équipés par Kigali visent les Forces démocratiques pour la libération du Rwanda, héritières des génocidaires Hutus d’hier.
Le problème, c’est que l’intervention militaire du Rwanda, directe ou déguisée, suscite le ressentiment sinon la haine des Congolais et que les objectifs de Kigali ne sont pas uniquement militaires. Ils visent aussi les ressources minières du Nord et du Sud Kivu (coltan, lithium cobalt, or) qui, après avoir été extraites illégalement transitent par le Rwanda avant d’être exportées, pas seulement vers la Chine ou les États du Golfe, mais aussi chez nous. Un accord sur les minerais vient ainsi d’être conclu entre Kigali et l’Union européenne, rapidement suivi d’un deuxième crédit de 20 millions de dollars destiné à l’armée rwandaise pour soutenir ses opérations au Mozambique et vraisemblablement au Kivu dans l'est dévasté du Congo.