La pression sur Erdogan s'accroît
Le monde abandonne les jeunes Turcs qui continuent de résister

En Turquie, des centaines de milliers de personnes manifestent contre l'autoritarisme d'Erdogan. Cela pourrait être l’occasion d’un nouveau départ, mais les jeunes opposants sont livrés à eux-mêmes. Eclairage d'un expert.
Publié: 30.03.2025 à 20:01 heures
La police d'Istanbul réprime violemment les manifestations.
Photo: keystone-sda.ch
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Guido Felder

La jeunesse turque en a assez de Recep Tayyip Erdogan. Rien que samedi, plusieurs centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues d'Istanbul et d'autres villes pour protester contre le président. Le 19 mars, il avait fait arrêter le très apprécié maire d'Istanbul et son principal rival, Ekrem Imamoglu, sous un prétexte fallacieux, puis l'avait fait démettre de ses fonctions, ce qui a poussé le peuple dans la rue.

Aucune aide extérieure

Les manifestants n'ont depuis lors qu'un seul objectif: faire tomber Erdogan. Mais personne de l'étranger n'est venu en aide à ces jeunes opposants, aucune instance riche ni puissante n'est intervenue, bien au contraire. Ont-ils malgré tout une chance de faire tomber leur président?

Ces manifestations sont les plus importantes depuis celles du parc Gezi en 2013, qui avaient duré plusieurs semaines. À l’époque, le point de départ avait été la volonté d’abattre des arbres pour faire place à un centre commercial et à la reconstruction d’une ancienne caserne ottomane.

Si les manifestations avaient alors permis de sauver le parc, elles avaient aussi entraîné une radicalisation accrue d’Erdogan. Depuis la tentative de coup d’État de 2016, il a encore renforcé son pouvoir et contrôle désormais tous les organes de sécurité et le système judiciaire. Beaucoup le considèrent comme un dictateur.

Répression brutale de la police

Les forces de l’ordre ne font preuve d’aucune clémence face aux manifestations qui ont cours actuellement: elles recourent au gaz lacrymogène et aux balles en caoutchouc contre les protestataires. Samedi, environ 1900 personnes avaient déjà été arrêtées, bien que certaines aient ensuite été relâchées, et on dénombre des blessés des deux côtés. Des organisations de défense des droits humains dénoncent une «violence policière injustifiée et illégale».

Le journaliste indépendant Hazar Deniz Eker était aux premières loges et témoigne: «Où que l’on regarde, on voit des drapeaux de divers partis d’opposition. Il y a des groupes communistes, des libéraux, des républicains, mais aussi des nationalistes. Des enfants, des étudiants, des personnes âgées.» Il décrit aussi des scènes chaotiques et une atmosphère saturée de gaz lacrymogène. Il se souvient: «Les chants de protestation sont constamment interrompus par les cris de détresse des manifestants blessés», raconte-il. Le président du parti CHP d’Imamoglu, Özgür Özel, commande à la foule depuis la scène afin qu’elle forme un couloir permettant aux ambulances d’accéder aux blessés.

Arrêté sous un prétexte

Erdogan accuse Imamoglu de corruption et de terrorisme. Mais pour les manifestants, il ne s’agit que d’un prétexte fallacieux pour l’écarter du pouvoir. En effet, Imamoglu avait battu le parti d’Erdogan, l’AKP, lors des municipales de 2019 à Istanbul, la plus grande ville du pays. Il pourrait ainsi devenir un sérieux rival pour Erdogan à la présidentielle dans trois ans.

Christoph Ramm, spécialiste de la Turquie à l'Université de Berne, déclare dans l'entretien qu'il nous accorde: «Les enquêtes pour terrorisme présumé sont le programme standard des organes de sécurité turcs pour lutter contre les opposants.»

Selon lui, cela vaut également pour les accusations de corruption, qui «pèsent depuis des années sur des hommes politiques locaux turcs du parti au pouvoir AKP», comme l'ancien maire d'Ankara. Et d'ajouter: «Pourtant, ces personnes sont toujours en liberté.»

Il est difficile de prévoir l’évolution du mouvement de protestation. Mais Erdogan semble lui-même sentir que son pouvoir vacille. Christoph Ramm analyse: «L’ampleur de la répression pourrait indiquer à quel point le gouvernement redoute que les manifestations échappent à son contrôle et menacent son régime.»

Le gouvernement américain soutient Erdogan

Un renversement d’Erdogan semble pourtant peu probable, car l’opposition est livrée à elle-même. «Il ne faut pas attendre de critiques sérieuses de la part de la nouvelle administration américaine sur la répression de l’opposition turque», estime encore le spécialiste. Trump considère Erdogan avant tout comme un allié avec qui il est possible de conclure des accords diplomatiques. Il ajoute: «Cette semaine encore, alors que les manifestations étaient déjà en cours, Trump a qualifié Erdogan de 'bon dirigeant'.»

De plus, la plateforme X, propriété de l’un des conseillers de Trump, Elon Musk a suspendu plusieurs comptes d’opposants turcs. Yusuf Can, analyste au programme Moyen-Orient du Wilson Center à Washington D.C., a déclaré à l'influent journal «Politico»: «Il s’agit de comptes d’activistes liés à des universités qui diffusaient essentiellement des informations sur les manifestations et les lieux de rassemblement pour les étudiants.»

L'Europe ne se sent pas concernée

L’Europe non plus ne viendra pas en aide aux opposants. L’Union européenne, depuis l’échec des négociations d’adhésion, n’a plus aucune influence sur le président turc et se concentre sur ses propres problèmes. Une nouvelle tentative d’adhésion de la Turquie à l’UE est jugée irréaliste sous Erdogan, complète l'expert.

«
Leur silence est assourdissant
Ekrem Imamoglu, maire d'Istanbul
»

Imamoglu lui-même a critiqué vendredi le manque de réaction des autres pays face au sort de son pays. Dans une tribune publiée dans le «New York Times», il écrit: «Mais les gouvernements du monde entier? Leur silence est assourdissant.»

Des jeunes dans l'impasse

Erdogan a placé des favoris de son parti, l'AKP, aux principaux postes de commande du pays et exerce ainsi également une influence sur l'économie. Mais son système ne parvient plus à assurer la prospérité économique et à maîtriser l'inflation, qui a atteint 39% en février: «Le modèle politique nationaliste autoritaire de droite qu'Erdogan partage avec des dirigeants comme Trump, Poutine, Orban et d'autres, paralyse le développement du pays», estime Christoph Ramm.

De nombreux jeunes, qu’ils manifestent ou non, se sentent pris au piège et beaucoup n’ont qu’une seule idée en tête: quitter la Turquie. «Erdogan pourra peut-être se maintenir au pouvoir par la répression, mais il ne fera qu’aggraver le sentiment de désespoir chez la jeunesse», conclut l'expert.

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