Je venais d’avoir sept ans. Les images, à la télévision, ressemblaient à beaucoup d’autres. Des soldats et des blindés assiégeant un bâtiment présenté par les commentateurs comme le palais présidentiel de la Moneda, à Santiago du Chili. Chaque soir ou presque, d’autres images nous provenaient du Laos, du Cambodge ou du Vietnam, agonisant dans les dernières années de la guerre américaine. Le monde était en feu. Quelques années plus tôt, en 1968, les révoltes étudiantes avaient montré l’étendue de la colère de la jeunesse occidentale. Et voilà que sous mes yeux d’enfant, l’espoir était assassiné en direct devant les caméras.
Chaque génération connait son moment de lutte pour les libertés. Il y eut le soulèvement de Budapest (Hongrie) en 1956 contre l’ex-URSS. Puis celui de Prague (République Tchèque), en 1968, toujours contre l’occupation de l’armée soviétique. Jusqu’à cette année de tragédie et d’espoir sans précédent que fut 1989, entamée avec la révolte de Tianamen à Pékin, matée dans le sang, puis achevée en novembre à Berlin, avec la chute du mur.
Dans l'actualité internationale
Mais une date, pour les générations nées après-guerre, l’a longtemps emporté sur toutes les autres. 1973 fut, au Chili, l’année de la démocratie broyée et des promesses de liberté foulées aux pieds par ceux qui, à Washington, prétendaient incarner le monde libre. Il faut le redire sans honte et sans crainte alors que les États-Unis de 2023 s’opposent avec raison et force à la Russie de Vladimir Poutine.
Le 11 septembre 1973 symbolisera toujours la dérive d’une superpuissance américaine aveuglée par sa lutte globale contre le communisme. Le président de cette Amérique-là se nommait Richard Nixon, contraint de démissionner le 9 août 1974 par les révélations du scandale du Watergate. Son conseiller pour la sécurité nationale n’était autre qu’Henry Kissinger, aujourd’hui centenaire, toujours considéré comme le gourou de la géopolitique mondiale et fêté chaque année au forum de Davos. En face d’eux? Un homme seul, dûment élu, nommé Salvador Allende, président du Chili, médecin de son état et résolu à mettre son pays sur les rails de la gauche latino-américaine.
Un autre homme, longtemps tapi dans l’ombre, deviendra après cette tragédie le symbole des dictateurs d’Amérique du Sud. Le général Augusto Pinochet, mort le 10 décembre 2006, fut le meurtrier en chef aux ordres de Washington. Tortures, emprisonnements arbitraires, exécutions sommaires et exil furent, à partir de 1973 et jusqu’au début des années 1990, le lot de tous ceux qui, dans cette partie du monde, se battaient contre une insupportable et impériale «pax americana».
La Suisse, plus que prudente face à l’afflux présumé de révolutionnaires latinos sur son sol, distilla les visas au compte-gouttes. La mise à mort de la démocratie chilienne fut un crime accepté et avalisé par toutes les capitales occidentales. Ou presque.
Le poids du souvenir
Les commémorations sont faites pour se souvenir. Pas pour refaire l’histoire, mais pour en garder la trace. Celle du 11 septembre 1973 doit nous ouvrir les yeux sur les dérives d’un pays qui, quelques décennies plus tôt, avait libéré l’Europe du joug nazi. Les États-Unis, ce jour-là, tuèrent ce qu’ils affirment défendre aujourd’hui, cinquante ans plus tard: à savoir le droit de choisir librement son gouvernement et son mode de vie.
Cela n’enlève rien à la pertinence du combat mené, en Ukraine, pour défendre un pays injustement assiégé et agressé. Mais cela nous impose d’observer, toujours avec recul, distance et précaution, les affirmations distillées par Washington. Et de tenir tête, lorsqu'il le faut, aux exigences de cette Amérique-là.