«La France est déjà corrompue». Celui qui l’affirme n’est autre que l’écrivain italien Roberto Saviano, spécialiste de la mafia italienne. Dans son dernier livre «Giovanni Falcone» consacré au magistrat tué le 23 mai 1992 par le syndicat du crime et son parrain Toto Riina, l’auteur napolitain considère que «les organisations criminelles des banlieues ont pris le dessus» dans de nombreuses villes françaises, dont deux se trouvent à proximité de la Suisse: Dijon et Grenoble.
Que se passe-t-il dans ces deux préfectures, autrefois considérées comme des métropoles provinciales où il faisait bon vivre, au point que de nombreux suisses choisissaient de s’y installer ou d’acquérir dans les parages des résidences secondaires?
A Dijon, la médiathèque Champollion du quartier des Grésilles vient d’être incendiée, imposant le déploiement d’une compagnie de CRS spécialisée dans le quadrillage urbain. A Grenoble, l’ancien village des Jeux olympiques d’hiver de 1968 est le théâtre d’affrontements permanents entre bandes, et une attaque à la grenade y a fait une quinzaine de blessés le 12 février.
Descente aux enfers
Comment expliquer cette descente aux enfers, dans un pays où la police se félicite d'avoir interpellé en Roumanie le présumé trafiquant Mohammed Amra, devenu l'ennemi n°1 depuis son évasion le 14 mars lors de son transfert pénitentiaire. Dans la cité alpine jadis considérée comme l’exemple d’une agglomération d’avenir, l’explication est à la fois géographique et économique.
La ville de 157'000 habitants est le débouché naturel des cargaisons de drogue en provenance de la région de Marseille, à destination du centre et du nord de la France. «Je n’avais pas vu ça depuis ma prise de poste à Grenoble, il y a cinq ans», a reconnu dans la presse le procureur de la République, Eric Vaillant.
Son prédécesseur avait, lui, admis n’avoir «jamais vu une ville de cette taille aussi pourrie et gangrenée par le trafic de drogue». Les points de deal, qui peuvent rapporter jusqu’à 35'000 euros par jour, y sont particulièrement lucratifs en raison du manque de concurrence dans la région.
«Grenoble est le contraire de Lyon, où la clientèle est locale. Ici, le gros du business de la came se fait avec les villes moyennes des environs, les stations de ski, bref, l’arrière-pays, Suisse incluse», détaille pour Blick un ancien de la DGSI, le service de renseignement intérieur.
L’autoroute de la drogue
Ce qui relie Grenoble à Dijon? L’autoroute. Dans la capitale bourguignonne, les «go-fasts», ces convois de voitures rapides qui acheminent la drogue, peuvent facilement débarquer leur marchandise au quartier des Grésilles, traversé par la voie de contournement est.
A cette logistique s’ajoute, comme à Grenoble, un arrière-pays solvable: la Bourgogne viticole est riche. Les consommateurs de stupéfiants, français ou étrangers, savent que Dijon est moins facile à quadriller que les villes moyennes avoisinantes, comme Mâcon, Chalon-sur-Saône ou Bourg-en-Bresse.
La preuve: l’opération «Place nette XXL», déclenchée à grand renfort de publicité médiatique le 25 mars 2024, n’a pas empêché les trafiquants de revenir. Pas moins de 500 policiers avaient été mobilisés chaque jour. Autant de gendarmes. Des actions coup de poing avaient été déclenchées pour «casser» les points de deal. 27'000 personnes avaient été contrôlées, et plus de deux cents interpellées. Au final? Dijon demeure gangrené par les «stups».
Des gangs de tous les horizons
Impossible aussi de ne pas faire le lien, dans ces deux villes, entre la prolifération des vendeurs de drogue, des vendettas entre gangs, et la réinstallation de jeunes personnes issues de l'immigration, dépourvus d’emplois et mal intégrés.
Les statistiques des interpellations montrent que les narcos recrutent en priorité chez ces jeunes aux abois. De plus, le travail se fait en lien avec des gangs ukrainiens, albanais, géorgiens et tchétchènes qui se jouent des frontières, circulant souvent avec des véhicules immatriculés en Allemagne.
Dijon est la porte de l’Est de la France. Grenoble est la porte des Alpes. Ces deux villes constituent les têtes de pont des gangs marseillais, à commencer par la DZ Mafia, en guerre contre le clan «Yoda» dans la cité phocéenne. La Suisse peut aussi servir de refuge aux équipes de «go-fast», une fois leur marchandise livrée et leurs véhicules nettoyés.
Arc rhodanien
Pour Interpol et pour la police française, l’arc rhodanien est la colonne vertébrale d’une vaste nébuleuse de trafics qui relie Marseille, sur la Méditerranée, à Anvers et Rotterdam, sur la mer du Nord. «La Bourgogne d’antan est reconstituée. Sauf que le commerce entre la Flandre et les Alpes a changé de nature», sourit notre interlocuteur, ancien policier.
La prolifération des fusillades à l’arme de guerre à Bruxelles confirme cet ancrage. La DZ Mafia marseillaise serait en fait en train d’agrandir son territoire pour marcher sur les terres de la Mocromaffia néerlandaise. Dijon, comme Grenoble, sont dès lors des avant-postes.
Point important: c’est dans ces deux villes que des grossistes chargés d’approvisionner la Suisse romande ont ces derniers mois été repérés. Comme si, avec Dijon et Grenoble, les narcos prenaient en tenaille l’arc lémanique, l’une des régions les plus riches d’Europe.