Les partisans français de l’atome peuvent dire merci à Vladimir Poutine. En privant de gaz russe plusieurs pays européens, et en faisant du chantage énergétique une arme de guerre depuis son invasion de l’Ukraine, le maître du Kremlin leur a redonné des arguments en or. Impossible, selon les défenseurs de l’industrie nucléaire, d’imaginer une Europe indépendante sur le plan de l’énergie sans construire de nouveaux réacteurs et de nouvelles centrales.
Or la France a, dans ce domaine, un savoir-faire et une expérience qui la place aux avant-postes: 56 réacteurs répartis dans 18 centrales qui produisent 70,6% de l’électricité consommée sur le territoire. Autant dire que le débat national entamé ce vendredi 28 octobre ne devrait pas remettre en cause ce choix énergétique fait par Paris depuis le début des années 1970.
EDF a voulu le dialogue
Débat national? Dans un pays centralisé comme la France, le terme peut faire sourire, surtout sur un sujet si stratégique que le nucléaire. Et pourtant. L’heure est bien au dialogue entre EDF, opérateur des centrales, et la population, à travers la consultation lancée aujourd’hui par la Commission nationale du débat public qui avait déjà, au printemps 2019, supervisé le «grand débat national» proposé par Emmanuel Macron pour répondre à la crise des «gilets jaunes». 10’000 réunions locales avaient suivi. Près de deux millions de contributions en ligne avaient été reçues. Environ 16’000 communes avaient ouvert des «registres citoyens».
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Bis repetita cette fois? Non. Le débat sur le nucléaire sera limité dans le temps. Il se tiendra jusqu’au 27 février 2023. Il est aussi limité dans sa portée: il s’agit, d’abord, de soumettre au public le projet de construction de six réacteurs nucléaires de type EPR 2, dont quatre seront situés sur le site de la centrale de Penly (Seine-Maritime), en Normandie. Mais un grand déballage n’est pas exclu. Et les médias ont déjà commencé: «Pourquoi la France, qui était en avance sur le nucléaire, se trouve aujourd’hui prise au dépourvu? Parce qu’elle paie le prix de 25 ans de lâcheté et de gâchis», assène l’hebdomadaire «Le Point» en couverture.
La fracture et la facture nucléaire sont éloquentes
Grand débat pour une grande débâcle? La fracture nucléaire est en tout cas béante. Paris, sans l’avouer, ne digère pas que l’Allemagne, sa grande voisine qui a tellement besoin d’énergie, continue de refuser un vrai redémarrage de cette filière de l’atome interrompue en 2011 par Angela Merkel, après la catastrophe de Fukushima, au Japon. Les ingénieurs d’EDF avaient même préparé des plans.
Pourquoi ne pas imaginer de grands chantiers nucléaires en commun? Problème: la coalition au pouvoir à Berlin, qui inclut les Verts, ne peut pas l’accepter. Le Chancelier Olaf Scholz a d’ailleurs dû imposer à ses partenaires le prolongement de la durée de vie des trois centrales encore en activité outre-Rhin jusqu’à la fin avril 2023. Le nucléaire, qui ne rejette pas de carbone dans l’atmosphère, ne devrait-il pas être enfin réhabilité? Et si oui, la France ne détient-elle pas là le principal levier de sa puissance?
Des dizaines de réunions à travers la France
L’intérêt de cette consultation publique initiée par EDF, qui prévoit une dizaine de réunions à travers la France, est qu’elle va mettre à nu le fameux lobby de l’atome. Tout savoir sur le nucléaire va enfin être possible. Une page web dédiée est déjà ouverte. Et les questions ne manquent pas, dont certaines concernent la Suisse, où la population a décidé de sortir de l’atome en 2017, par référendum, en validant à 58,2% la nouvelle loi sur l’énergie. Fallait-il par exemple fermer la centrale frontalière de Fessenheim, la plus ancienne de France, définitivement arrêtée en juin 2020?
Comment expliquer l’interminable fiasco industriel et financier de Flamanville, où le premier réacteur EPR (réacteur à eau pressurisée) devrait enfin entrer en service en 2023, avec onze ans de retard et un surcoût de 16 milliards d’euros – 19 milliards pour la facture finale, contre 3,3 milliards annoncés en 2006? Pire: comment peut-on faire confiance à une filière qui compte aujourd’hui 36 réacteurs en maintenance sur 52? Et que dire enfin de la mobilisation contre le projet d’enfouissement des déchets nucléaires sur le site de Bure, en Moselle?
Un lobby de premier plan, très puissant
Tout savoir sur le nucléaire français? Les détracteurs de l’atome n’y croient pas. «En France, le nucléaire est un lobby très important, juge au téléphone l’ancien eurodéputé vert franco-allemand Daniel Cohn-Bendit. Le débat ne peut pas être objectif.» Impossible de juger les projets de centrales sur les seuls chiffres de production d’électricité. Le nucléaire, c’est aussi une industrie pour fabriquer les réacteurs, des enjeux capitalistiques internationaux (comme l’a montré l’affaire de General Electric à Belfort, et le rachat par EDF de la fabrication des turbines), une dépendance envers les importations d’uranium, extrait du sous-sol au Niger, au Kazakhstan, au Canada et en Namibie.
Il faut aussi former des ingénieurs, un personnel technique hautement qualifié. Sans parler des déchets, qui sont aujourd’hui retraités à l’usine de La Hague, sur la presqu’île du Cotentin, ou déposés dans des fûts au fond de l’océan (pratique interdite en 1993). Les déchets des centrales helvétiques, acheminés en France pour y être retraités, confirment cet imbroglio. Tout comme la participation financière des énergéticiens suisse dans plusieurs centrales françaises qui fournissent en retour de l’électricité à la Confédération.
Le nucléaire a obtenu le «label vert» de la Commission européenne
La Commission nationale française pour le débat public redoute d’ailleurs les semaines à venir, puisque l’exécutif a déjà tranché. La France s’est battue, et a obtenu, que l’énergie nucléaire soit déclarée «label vert» par la Commission européenne en février dernier, reconnaissant ainsi «la contribution de ces énergies à l’objectif de neutralité climatique de l’UE pour 2050». Les nouvelles normes de l’UE incluent le gaz et l’énergie nucléaire en tant que technologies «de transition» dans sa taxonomie.
Bref, l’atome français est intouchable. Le débat est ouvert. Mais son issue ne fait guère de doute.