Données volées par des hackers russes
Ce que les «Drahi Leaks» révèle sur le milliardaire le plus secret de France

Basé en Suisse et propriétaire du groupe Altice, très puissant dans le secteur des télécommunications, Patrick Drahi est aussi un magnat des médias en France. Plusieurs enquêtes révèlent les faces cachées de son empire.
Publié: 23.12.2022 à 06:09 heures
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Dernière mise à jour: 24.12.2022 à 19:58 heures
En France, la puissance économique de Patrick Drahi vient surtout du réseau téléphonique SFR, deuxième opérateur de télécommunications mobiles du pays. Mais sa présence dans le secteur audiovisuel, à travers BFM TV, fait aussi de lui un acteur politique de premier plan.
Photo: DUKAS
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Richard WerlyJournaliste Blick

Mais qui est vraiment Patrick Drahi? A 59 ans, le milliardaire franco-israélien, officiellement basé en Suisse, est le propriétaire du groupe Altice, de l’opérateur de télécommunications SFR et de BFM TV. Il est un entrepreneur particulièrement discret.

Impossible, par exemple, de le comparer à ses rivaux Vincent Bolloré (propriétaire de la chaîne CNews), Xavier Niel (actionnaire du «Monde») ou Martin Bouygues (propriétaire de TF1-LCI). Ces trois magnats des écrans et des médias ont, chacun, des relations privilégiées connues avec le premier cercle du pouvoir hexagonal.

Bolloré, Bouygues, Niel et… Drahi

Bolloré est l’ami de l’ancien président Nicolas Sarkozy, dont Martin Bouygues a été le témoin, lors de son second mariage avec Cecilia. Xavier Niel est réputé proche d’Emmanuel Macron, qu’il a accompagné fin novembre aux Etats-Unis, aux côtés de son beau-père, l’empereur du luxe Bernard Arnault.

Et Drahi? Rien ou presque. Pas de traces de lobbying actif de sa part au palais présidentiel de l’Elysée, même si Emmanuel Macron le connaît bien. Drahi est un milliardaire autant qu’un mystère. D’où l’impact des «Drahi Leaks», cette salve d’enquêtes à son sujet publiée ces jours-ci.

Hackers russes et demande de rançon

L’origine de ces enquêtes est en soi une information de taille. C’est à la suite du piratage des serveurs du groupe Altice par des hackers russes, en août dernier, qu’une série de documents et de données sont parvenues dans les mains des journalistes. Trois médias ont décidé d’en tirer des articles au long cours, qui décortiquent la mécanique de ce milliardaire dont la fortune est estimée à 3,6 milliards de dollars, tandis que son conglomérat est endetté à hauteur de 50 milliards!

Ces trois médias sont tous en ligne. Il s’agit de Reflets.info, de Blast et de Street Press. Le premier a commencé, en novembre, par la publication d’un article sur les interrogations de l’Administration fiscale suisse à propos de la résidence réelle du milliardaire, domicilié à Zermatt, en Valais. Et depuis ce mardi 20 décembre, d’autres pans de sa fortune, de ses affaires et de ses présumées méthodes d’influence ont été dévoilés.

Dans le viseur de ces médias? Les manœuvres souterraines de Patrick Drahi pour consolider son emprise. Il y est question de contrats avec l’ex-journaliste de BFM TV Jean-Jacques Bourdin, des bénéfices que le magnat a réalisés en revendant «Libération» et «l’Express» à l’une des filiales d’Altice, de coups de pouce financiers accordés à des personnalités comme Bernard-Henri Lévy, ou Jacques Attali… A chaque fois, les relations présentées comme opaques entre Patrick Drahi et l’Administration française sont en toile de fond. L’optimisation fiscale systématique est dénoncée.

Attaques pour violation du secret des affaires

Résultat: le milliardaire a sorti l’artillerie juridique, en attaquant ces trois organes d’information pour «divulgation de secret d’affaires». Pas question de demander réparation pour «diffamation». C’est en tant qu’opérateur économique et financier que l’homme d’affaires, dont le groupe fait en France 50 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel, s’estime victime d’une campagne délictueuse. En octobre, le tribunal de commerce de Nanterre a intimé l’ordre à reflets.info de ne plus publier d’articles à son sujet.

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Rébellion contre la censure

Fureur. Mobilisation générale. Solidarité journalistique menée par Mediapart, le site d’information crée par Edwy Plenel. «Patrick Drahi est un personnage public possédant des médias, influant d’une manière forte sur la vie des Français, vivant en grande partie sur des crédits et de l’argent public», argumentent les trois médias incriminés.

«Nous ne nous plaçons pas au-dessus de la justice et l’éventail des possibilités de poursuites à notre égard est très large pour le magnat des médias», poursuivent-ils. Mais nous ne pouvons accepter l’acte de censure qui consiste à invoquer le secret des affaires pour nous empêcher d’écrire. Ne pas résister à ce diktat serait laisser mourir un peu plus le droit d’informer.» Et de lancer une cagnotte de soutien pour leurs futurs scoops…

La réalité est que le milliardaire se distingue de ses concurrents et adversaires qui contrôlent une bonne partie des médias français. Contrairement par exemple à Bolloré, défenseur d’une ligne de droite réactionnaire et protecteur de l’animateur-provocateur Cyril Hanouna, Patrick Drahi n’a pas d’agenda politique visible en France.

Il y est surtout un homme de l’ombre, présenté par ceux qui l’ont fréquenté comme un financier hors pair, peu désireux d’apparaître dans la lumière, organisant de grandes tablées avec les responsables des médias qu’il possède sans exercer de pressions directes. Certains de ses hommes de confiance ont, dans le passé, conseillé l’actuel président Emmanuel Macron. Sa réputation est celle d’un entrepreneur proche de l’actuel pouvoir.

Les questions qui lui furent posées lors de son audition au Sénat français le 2 février 2022 étaient d’ailleurs moins violentes que pour Bolloré. Dans le cas du quotidien de gauche «Libération» par exemple, les «Drahi Leaks» ne mettent par ailleurs pas en cause son interventionnisme éditorial, mais ses acrobaties financières jusqu’à la revente du titre. Ce dernier a été acquis sur la suggestion de l’ancien président François Hollande et cédé en 2020 à un fond de dotation après avoir épongé plus de 50 millions d’euros de dettes.

Un capitalisme financier sans attaches territoriales

La comparaison qui tient le plus la route est celle avec Martin Bouygues, l’empereur du bâtiment, propriétaire du groupe TF1 et de Bouygues Télécoms. Bouygues a hérité de son groupe familial, historiquement très lié aux pouvoirs publics français, de droite comme de gauche. Mais il se tient à l’écart des remue-ménage rédactionnels et des caméras.

Détail amusant: Bouygues a refusé, en 2015, de céder sa filiale télécoms pour dix milliards d’euros à SFR. «Tout n’est pas à vendre» s’était fermement exclamé le patron du groupe de construction. Les deux hommes n’ont jamais renoué. Bouygues incarne le capitalisme traditionnel. Drahi le polytechnicien, illustre quant à lui le capitalisme financier sans attaches territoriales, sauf celles qu’il a du côté de l’Etat Hébreu, dont il possède aussi la nationalité.

Sa chaîne d’information I24 News suit ainsi de près les évolutions diplomatiques, puisqu’elle a ouvert en 2022 deux bureaux à Casablanca (sa ville natale) et Rabat au Maroc, pays avec lequel Israël a normalisé ses relations en décembre 2020.

Et la Suisse?

Et la Suisse? Patrick Drahi y est surtout actif et visible à Genève, où lui et sa famille (il a quatre enfants avec sa femme d'origine syrienne grecque) ont eu un temps leurs habitudes à la grande synagogue. Il y réside dans une propriété de Cologny, d’où le différend fiscal entre les deux cantons de Genève et du Valais, où il paie ses impôts depuis 2011. Plusieurs de ses enfants ont été scolarisés dans des institutions genevoises.

Profil bas aussi pour ces derniers. Même mis en cause et exposé publiquement aujourd’hui par les «Drahi Leaks», Patrik Drahi demeure, en France, un milliardaire aussi intouchable qu’invisible. Sauf peut-être pour le fisc Genevois. Dans un article récent basé sur les documents fuités par les hackers, le site Heidi.news affirme que celui-ci lui aurait adressé en juin 2021 une proposition de rectification fiscale s’élevant à 3,7 milliards de francs suisses, plus des pénalités équivalentes. Un montant titanesque contesté par l'intéressé.

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