L’image restera peut-être comme la plus emblématique du procès des viols de Mazan, devant la cour criminelle française d’Avignon (Vaucluse). Cette image, c’est celle que le public a pu voir ce mardi et mercredi, à l’intérieur de la salle d’audience, lorsque Caroline Darian, fille de l’accusé, a fait face à son père Dominique Pelicot, accusé d’avoir drogué son épouse et de l’avoir fait violer par 50 individus de 26 à 74 ans, qui ont tous défilé devant le tribunal. Un violeur en série, coupable d’avoir soumis chimiquement entre 2011 et 2020 celle qui était alors son épouse, peut-il encore dire la vérité? Peut-il encore être cru par ses enfants, et surtout par sa fille, convaincue d’avoir aussi été abusée par lui? En bref, la justice peut-elle refermer le couvercle sur une telle affaire sans la moindre brèche, sans le moindre doute?
La leçon de ces deux jours d’audience éprouvants à Avignon, où ce procès entamé début septembre dure depuis onze semaines, est que le doute perdurera au-delà du verdict, prévu le 20 décembre. Et qu’il continuera sans doute de détruire cette famille dont la figure emblématique, celle de la mère et victime Gisèle Pélicot, appartient désormais à l’histoire de la lutte des femmes pour la reconnaissance de leurs souffrances lorsqu’elles sont livrées aux pires fantasmes des hommes. Caroline Darian, la fille de Dominique Pelicot, a écrit un livre intitulé «Et j’ai cessé de t’appeler Papa» (Ed. Lattes).
Grande oubliée
Agée de 45 ans, elle est convaincue d’être la grande oubliée de ce procès dont les débats ont, naturellement, focalisé sur sa mère et sur le cauchemar vécu par cette dernière, sous soumission chimique. Mais que répondre à un père lorsqu’il répète, comme il l’a fait cette semaine: «Je maintiens que je n’ai jamais touché mes enfants et petits-enfants que j’aime énormément»?
La justice a pour vocation d’examiner les faits. Dans ce procès, ceux qui concernent les viols subis par Gisèle Pelicot sont incontournables, incontestables, effrayants de cynisme, d’inhumanité et de bêtise de la part des 49 coaccusés. Tous ont été filmés par le violeur en série présumé, dont la victime est aujourd’hui divorcée. Beaucoup ont affirmé avoir été dégoûtés par ce qu’ils faisaient, et avoir eux aussi subi l’emprise de ce personnage présenté comme manipulateur et dominateur, après avoir répondu à ses annonces explicites sur un site de rencontre.
«Je ne t’ai rien fait»
Tous ont démontré que l’humanité peut sombrer en quelques secondes, sous l’effet d’une pulsion ou d’une instabilité psychologique, évidente chez plusieurs prévenus, violentés eux-mêmes dans le passé. Mais quels sont les faits dans le cas de Caroline Darian? Des photos d’elle, jeune, en train de dormir dans des postures équivoques. Rien d’autre. Face à la parole de l’accusé: «Si je l’avais fait, je le dirais, a répété Dominique Pélicot. Je le dis droit dans les yeux, je ne l’ai jamais touchée», a-t-il affirmé depuis son box s’adressant parfois directement à sa fille: «Franchement Caroline je ne t’ai jamais rien fait…»
La presse française et internationale a déjà définitivement statué: le procès de l’affaire de Mazan demeurera dans l’histoire de la justice comme emblématique du courage d’une femme, Gisèle Pélicot, qui a volontairement renoncé au huis clos, acceptant de voir défiler sur les écrans les images d’elle, inconsciente, en train d’être humiliée, violée, outragée. Mais quid des zones d’ombre qui demeureront lorsque le tribunal achèvera son travail? 18 accusés sont actuellement détenus (dont 16 dans le cadre de ce dossier, et deux pour d’autres causes). 32 autres ont comparu libres, sous contrôle judiciaire. Le 51e est en fuite et sous mandat d’arrêt.
Des aveux réitérés
Dominique Pélicot, 71 ans, a de nouveau répété ses aveux mardi 19 novembre. Oui, il a bien drogué, violé et fait violer son épouse par des dizaines d’inconnus. «Je dois avouer que soumettre une femme insoumise était mon fantasme, par pur égoïsme, sans la faire souffrir. Voilà mon mobile.» L’homme sait qu’il a de fortes chances d’être condamné à la peine maximale de vingt ans de réclusion, et de mourir en prison. Il sait qu’il y restera seul, puisque ses trois enfants, dont sa fille Caroline, lui ont refusé le moindre pardon lors du procès.
Alors, qui croire? Caroline, la fille martyre, hantée par ce qu’elle est sûre d’avoir vécu à son insu, à savoir un viol (ou plusieurs) sous soumission chimique par son propre père? L’ordinateur de son père qui comportait un fichier «Ma fille à poil» supprimé par l’intéressé et retrouvé par la police? Ou un accusé face à lui-même, pervers effroyable, dont la peine ne sera pas impactée par d’éventuels aveux supplémentaires, qui ne cesse de répéter à ses enfants et petits-enfants qu’il ne les a ni touché, ni sexuellement agressé?
«Même si elle ne m’aime plus, je l’aimerais toujours. Je sais ce que j’ai fait et ce que je n’ai pas fait. […] Le seul espoir que j’ai, c’est qu’elle puisse avoir la preuve que je n’ai jamais rien fait.». Les preuves? Lorsqu’il s’achèvera, le procès de Mazan n’aura sans doute jamais réussi à la réunir. Preuve terrible que la justice ne pourra sans doute jamais, dans une pareille affaire, cicatriser toutes les blessures.