Qu’importe la prudence affichée en ce début 2023 par Klaus Schwab, l’inoxydable patron du Forum économique mondial (WEF), avec le mot d’ordre de cette année: «coopérer dans un monde fragmenté». Qu’importe l’absence, cette année à Davos, du milliardaire américain d’origine hongroise Georges Soros, âgé de 92 ans, toujours perçu comme l’un des cerveaux de la mondialisation libérale depuis l’éclatement de l’ex-URSS. Qu’importe l’accent mis, dans la station grisonne où se retrouve cette semaine le gotha économique planétaire, sur le soutien à l’Ukraine en guerre. En France, Davos reste l’incarnation du diable capitaliste. Surtout ces jours-ci, alors que le pays s’apprête à connaître, à partir de l’appel à grève générale de ce jeudi 19 janvier, un nouveau séisme social contre la réforme des retraites.
En 1996, «L’horreur économique»
Davos. Ces cinq lettres n’ont jamais passé en France. Surtout depuis qu’à l’automne 1996, un livre culte a dressé le procès du rendez-vous suisse en place publique. Publié cette année-là, «L’horreur économique» de Viviane Forrester, est un condensé de tous les reproches possibles faits aux habitués de la station grisonne. Près de 400 000 exemplaires vendus! Un incroyable best-seller qui entraîne la création, deux ans plus tard, de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC). L’autrice, invitée à Davos deux ans plus tard, a mis le feu aux poudres.
ATTAC et le forum social brésilien
Très en vogue au début des années 2000, ATTAC va, pendant plus d’une décennie, mener tambour battant la charge anti-Davos. C’est ATTAC qui a l’idée, avec des personnalités comme l’ancien député européen écologiste José Bové, de lancer le Forum social de Porto Alegre, au Brésil, présenté comme l’anti-Davos. Sa première édition a lieu en 2000. «Porto Alegre-Davos: 1-0 à la mi-temps» titre, trois ans plus tard, l’éditorial du quotidien des affaires Les Échos. «La manifestation brésilienne a été créée en réaction à la réunion traditionnelle du début de l’année, en Suisse, des «maîtres du monde» peut-on lire. Les pèlerins de Davos sont perçus comme les adorateurs d’une «mondialisation libérale» sans entrave, ceux de Porto Alegre comme les défenseurs inconditionnels d’une «mondialisation à visage humain».
Vingt ans plus tard, quoi de neuf? Rien. Même Emmanuel Macron, premier président de la République française à se rendre à Davos en 2018, a mis en sourdine ses références au sommet économique alpin. Cette année-là, juste après son élection, le nouveau locataire de l’Élysée, chantre de l’économie digitale et de la souveraineté européenne, avait organisé en parallèle un premier sommet «Choose France» pour vanter l’attractivité française, conviant une centaine de dirigeants d’entreprises étrangers au palais de Versailles.
Avant Davos, le sommet «Choose France»
L’idée était simple: en route pour Davos, les ténors de l’économie mondiale feraient désormais escale auparavant à Paris. L’ancien PDG de Nestlé Peter Brabeck, ami d’Emmanuel Macron, avait plaidé pour ce concept. Changement en 2022: c’est en juillet que le dernier sommet «Choose France» a eu lieu. Oubliée, la connexion Paris-Davos. En 2021, c’est d’ailleurs en visioconférence, moins compromettante, que Macron a accepté d’échanger de nouveau avec Klaus Schwab sur le thème de «la grande réinitialisation» du monde après la pandémie.
Et puis il y a la rue, où les slogans anti-Davos retentissent régulièrement en France. En 2019, les «gilets jaunes» menacent même directement la station alpine, contraignant Emmanuel Macron à annuler sa venue. Quelques exemples de slogans français? «Le WEF, c’est l’ogre économique», «A vendre: eau, air, nature et la planète sur www.davos.ch», «Davos tue et crée des réfugiés». Le leader de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon y a été une fois invité. Sa conclusion? «J’y suis allé. J’ai parlé à tous les grands capitalistes qui m’ont trouvé génial (...) Ils vont tous à Davos faire la cour à l’argent. Le Dieu de Davos, le roi de Davos, c’est l’argent.»
Marine Le Pen aussi…
Haro sur le WEF, aussi, du côté de Marine Le Pen, la présidente du Rassemblement national (droite nationale-populiste), dont les communiqués sont d’une année à l’autre des copiés-collés: «C’est dans cette petite station de ski que ces partisans et ces grands profiteurs de la mondialisation la plus sauvage décideront en catimini du sort de centaines de millions de personnes et de peuples tout entier. L’idéologie de l’élite de Davos est simple: défaire les nations, les peuples et les démocraties pour laisser le champ libre aux marchés, à la grande finance et au multiculturalisme obligatoire.»
Ghosn, DSK et… Mc Kinsey
Davos et la France. L’histoire a en plus trois fantômes. Le premier est l’ex-PDG de Renault Carlos Ghosn, aujourd’hui reclus au Liban. Ghosn, PDG polyglotte et icône de la mondialisation après la fusion avec Nissan, était l’apôtre de Davos. Mais avec Macron, le courant n’est jamais passé et son arrestation à Tokyo, en 2018, a fait de lui un paria en France où la justice exige, depuis avril 2022, son extradition par le Liban.
Le deuxième fantôme français de Davos est l’ancien patron du Fonds monétaire international (FMI) Dominique Strauss-Kahn, qui s’y rendait chaque année. Sa descente aux enfers, depuis son arrestation à New York en mai 2011, est souvent rappelée par les manifestants pour moquer ce rassemblement élitiste. Troisième fantôme: le cabinet américain de consultants Mc Kinsey, partenaire régulier du WEF, vilipendé en France pour les millions d’euros de commandes publiques engrangés sous la présidence Macron.
Davos 2023? A coup sûr, les grévistes du 19 janvier et les participants à la marche organisée par la gauche le 21 janvier pour s’opposer à la réforme des retraites lâcheront des salves contre le WEF. Seule satisfaction: A Paris comme en province, tout le monde (ou presque) connaît le nom de la station grisonne.