Les Russes ont quelque chose que nous n'avons pas: une économie de guerre. Moscou a en effet massivement augmenté sa production d'armes, ouvert 360 entreprises d'armement depuis le début de la guerre et embauché 520'000 nouveaux collaborateurs. L'année prochaine, Vladimir Poutine veut investir 106 milliards de francs dans l'armement. Du jamais vu depuis 35 ans!
Le ministre allemand de la Défense Boris Pistorius met en garde contre une attaque russe contre des pays de l'OTAN «dans cinq à huit ans». Le ministre ukrainien des Finances Serhiy Marchenko demande, lui, à ses compatriotes de «réduire leur consommation» sans quoi ce pourrait être la fin de l'Ukraine. Et c'est sans compter le retour possible de Donald Trump à la Maison Blanche... Tous les voyants sont au rouge: l'Europe doit se réveiller du sommeil paisible qu'elle s'est octroyée depuis la chute de l'Union soviétique.
Comment vit-on dans une économie de guerre? Et de quoi devrons-nous peut-être bientôt nous passer? Blick fait le point.
Qu'est-ce que l'économie de guerre?
L'économie de guerre est un système économique imposé par un gouvernement, dans lequel tous les secteurs d'activité sont réorientés vers la production d'armes et la survie en situation d'urgence. Le gouvernement dicte tout ce qui doit être produit et importé. Dirk Sauerland, professeur d'économie à l'université de Witten/Herdecke, la décrit comme un «dirigisme étatique étendu». L'État se transforme en un véritable chef d'orchestre et a le pouvoir par exemple de décider de l'utilisation de l'acier importé pour la fabrication de chars au lieu de véhicules privés, ou de l'utilisation de trains et d'avions de fret pour les secours plutôt que pour des colis Zalando.
Comment est le quotidien de la population dans une économie de guerre?
Le passage à l'économie de guerre a théoriquement trois conséquences:
1) Industrie: la production de biens de guerre (armes, chars, vêtements de protection) augmenterait au détriment de produits moins importants. Dans un cas extrême, on pourrait contraindre les entreprises à produire de nouvelles bottes de combat au lieu de chaussures de jogging. Les ressources rares comme l'acier, le béton ou le cuivre seraient utilisées en priorité pour la production de biens militaires. Cela aurait des répercussions sur le secteur du bâtiment, qui pourrait construire moins de maisons privées.
2) Impôts: avec des biens de plus en plus rares, des coûts de production élevés et un avenir incertain, l'État se retrouve rapidement à court de ressources dans une situation de guerre. Pour garder une marge de manœuvre, il n'a pas d'autre choix que d'augmenter les impôts.
3) Rationnement: Même si on a du mal à se l'imaginer aujourd'hui, l'État pourrait rationner les denrées alimentaires ou même les médicaments et éviter ainsi que les stocks de nourriture ne se vident soudainement. L'importation de divers biens (vêtements, électronique, produits de luxe) pourrait également être limitée afin de pallier la pénurie de moyens de transport.
La Suisse a-t-elle déjà vécu cela?
Oui, la dernière fois pendant la Seconde Guerre mondiale (1939 à 1945). A l'époque, le Conseil fédéral prenait une grande partie des matières premières importées afin de les mettre au service de l'industrie d'armement. Lors de la «bataille des champs», des parcs et des terrains de football ont été transformés en champs de pommes de terre afin d'augmenter le taux d'auto-approvisionnement. Il fallait s'assurer que personne n'ait faim si les frontières étaient soudainement fermées. Pour les mêmes raisons, chaque famille recevait des tickets de rationnement. Le sucre, le pain ou le lait n'étaient disponibles qu'en quantités limitées.
L'idée des camps de ski provient également de l'économie de guerre: en hiver 1940, le premier camp de ski scolaire officiel de Suisse a eu lieu à Pontresina (Grisons). Il s'agissait de fermer les écoles et les salles de sport pendant l'hiver froid afin d'économiser du charbon. En même temps, on voyait dans cette semaine de ski sportive un entraînement idéal préparant les élèves à leur futur service militaire.
Nous avons d'ailleurs déjà vécu une version allégée d'économie de guerre pendant la pandémie de Covid-19, quand le Conseil fédéral a notamment rationné des médicaments comme le Panadol ou l'aspirine afin d'empêcher les achats en masse. Les protestations que l'intervention du Conseil fédéral avait déclenchées donnent un avant-goût de la difficulté qu'il y aurait à introduire une économie de guerre dans une démocratie. Les autocraties comme la Russie, qui ne tolèrent pas les manifestations, ont plus de facilité à le faire.
Que devrait faire l'Europe pour passer à une économie de guerre?
La transition vers une économie de guerre nécessiterait de nombreuses démarches. Premièrement, il faudrait se mettre d'accord sur une stratégie commune et ensuite augmenter la production de matériel de guerre. De premières initiatives allant dans ce sens ont été lancées, comme le pacte de défense aérienne «European Sky Shield Initiative», auquel la Suisse participe également. Mais cela ne suffit pas. Le fait que l'UE ne puisse pas tenir sa promesse d'envoyer un million d'obus d'artillerie à l'Ukraine d'ici mars 2024 témoigne de la nécessité de s'équiper pour les situations d'urgence.
Mais des pistes sont évoquées pour s'y préparer:
1) Se réarmer: en tant que continent, nous faisons toujours confiance à la main protectrice des États-Unis. L'Europe pourrait bientôt se sentir comme un jeune homme qui vient de déménager et qui se trouve pour la première fois dans une colocation devant un réfrigérateur vide et réalise qu'il ne se remplit pas tout seul. La Russie investit désormais plus de 6% de sa performance économique totale dans l'armement. L'Europe n'atteint même pas l'objectif de l'OTAN de 2%. En Suisse, le montant est bloqué à 0,8%. Il faudrait aussi investir dans le réseau routier, car les principaux axes routiers en Europe sont conçus pour une charge maximale de 44 tonnes. C'est bien trop peu pour le transport de chars lourds, par exemple.
2) Dissuader: les défilés militaires sont déjà coutume en France et en Pologne, mais beaucoup d'autres pays européens n'ont font pas encore. À l'instar des exercices militaires communs (comme le grand exercice de l'OTAN «Air Defender 23» l'été dernier), les défilés sont un bon moyen pour inspirer le respect à un agresseur potentiel. Ce n'est pas pour rien que des pays comme la Chine, la Corée du Nord ou la Russie font tout pour organiser des défilés en grande pompe, même dans les moments les plus difficiles.
Ce genre de réflexion est-il vraiment nécessaire?
Malheureusement, ce genre de réflexion n'est pas de la spéculation inutile. Le groupe de réflexion américain Center for Strategic and International Studies met en garde contre le fait que l'Europe sous-estime le danger russe. Le signal envoyé par l'invasion russe en Ukraine n'a pas suffi. Des actions concrètes allant vers l'armement doivent maintenant être prises par l'Europe. La volonté du Parlement d'assouplir la loi sur le matériel de guerre semble indiquer que la Suisse reconnait désormais l'urgence. Alors que jusqu'à présent, la Suisse ne livrait pas d'armes aux belligérants et interdisait aux pays étrangers qui achetaient ses chars de les envoyer à l'Ukraine, le Conseil fédéral devrait désormais pouvoir déroger à ces interdictions dans des cas exceptionnels bien précis.