En Sicile, des glaces au goût d'argent sale
Les glaciers de Palerme, chronique d'une infiltration mafieuse

À Palerme, un glacier prospère cachait un réseau mafieux. Mario Mancuso et Michele Micalizzi, liés à Cosa Nostra, ont été arrêtés pour association mafieuse et extorsion. Les boutiques sont désormais sous contrôle judiciaire.
Publié: 26.10.2024 à 09:12 heures
Photo: Keystone
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AFP Agence France-Presse

Pistache, mangue ou «saveurs siciliennes»? Dans un glacier réputé de Palerme, à deux pas de la plage, les touristes étrangers s'enivrent d'arômes. Ignorant que le florissant commerce était jusqu'à récemment sous la coupe mafieuse de Cosa Nostra.

L'affaire des glaciers de Palerme est un cas d'école pour les incorruptibles italiens formés à flairer l'odeur de l'argent sale injecté dans l'économie réelle. Une faillite opportune, un prête-nom et un parrain rompu aux combines: l'ingénierie mafieuse, ici, semble élémentaire, mais il aura fallu force patience aux enquêteurs pour la mettre hors d'état de nuire.

À la fin des années 2010, l'enseigne Brioscià prospère. Palermitains et visiteurs s'y pressent, alléchés par les commentaires dithyrambiques sur les sites de voyage. À la tête des deux boutiques, Mario Mancuso, débonnaire entrepreneur à priori au-dessus de tout soupçon.

Des glaces mafieuses

Dans l'ombre, déjà, Michele Micalizzi, boss de Cosa Nostra envoyé à plusieurs reprises derrière les barreaux pour association mafieuse. Mancuso s'occupe de la glace, Micalizzi gère le reste, et offre au commerçant, contre une partie de la recette, sa protection contre les tentatives d'extorsion d'autres clans.

Mais la «S.r.l.» (Société à responsabilité limitée") est au nom de l'épouse de Mancuso, dont l'entrepreneur divorce. Craignant de perdre la main, ils organisent en 2021 la faillite de Brioscià, en invoquant les conséquences du confinement pendant la pandémie de Covid.

Le commerce fait défaut avec un trou de quatre millions d'euros dans la caisse. «C'était une entreprise fructueuse, très connue à Palerme. La faillite était donc injustifiée», explique à l'AFP une source judiciaire. L'enquête est lancée. Les écoutes révèlent que les deux acolytes rêvent alors en grand, ambitionnant d'aller vendre des cornets à l'étranger. Ils reconstituent une S.r.l. Les boutiques renaissent sous la marque Sharbat. En surface, c'est business as usual.

«Je ne suis même pas sûr que les employés savaient pour qui ils travaillaient», confie anonymement un homme dans un magasin voisin. La manne sert à faire vivre l'entrepreneur, le parrain et soutenir ses proches incarcérés (cantine, frais d'avocats, etc).

Le 12 août, magistrats et superflics estiment disposer d'éléments suffisants pour intervenir: Mancuso, Micalizzi et quatre autres comparses sont arrêtés, et 1,5 million d'euros saisis. Le 24 septembre, les deux boutiques sont placées sous le contrôle d'un administrateur judiciaire en attendant l'issue de la procédure. Mancuso et Micalizzi sont poursuivis pour association de malfaiteurs à caractère mafieux, extorsion et faillite frauduleuse

2% de la richesse nationale

Trafic de drogue, racket, marchés publics, entreprises légales ou coquilles vides vouées au blanchiment… La Banque centrale italienne évalue le chiffre d'affaires annuel des mafias en Italie à 40 milliards d'euros, soit 2% de la richesse nationale.

Si le crime organisé n'a pas renoncé à son fonds de commerce historique - la 'Ndrangheta, la mafia calabraise, règne par exemple sur le trafic de cocaïne en Europe -, «il fait aussi des investissements directs dans l'économie légale», analyse Rocco Sciarrone, professeur à l'université de Turin.

Le BTP (31,2%), le commerce (16,7%), l'immobilier (10,4%) et l'industrie manufacturière (9,9%) représentent à eux seuls plus des deux tiers des infiltrations mafieuses, selon le rapport publié en 2022 par l'économiste Antonio Parbonetti.

Les secteurs de prédilection varient sensiblement d'une région à l'autre.

En Sicile, «le tissu socio-économique est composé d'entreprises familiales, de petite taille, qui s'adaptent très bien au blanchiment», explique Eliseo Davi, de l'université de Palerme.

D'après le rapport Parbonetti, une entreprise sur deux contrôlée par la mafia est une entreprise dite «star», qui génère de confortables revenus et emploie du monde, et qui pour ces raisons bénéficie d'un vaste consensus social, économique et politique.

Dans l'affaire des glaciers de Palerme, l'attelage mafieux n'a jamais reçu les autorisations nécessaires pour l'une de ses deux boutiques. Y a-t-il eu collusion avec l'administration, incompétence? Des élus palermitains commencent à demander des comptes.

Une histoire qui se répète

À quelques pas des glaciers se trouve l'ancien domicile de Giovanni Falcone, juge antimafia dont l'assassinat par la pègre en 1992 a déclenché une puissante réaction de l'État qui a durablement affaibli Cosa Nostra.

Comme Eliot Ness pour faire tomber Al Capone, Falcone s'était fixé une ligne de conduite: plus que le sang, qui ne sonne ni ne trébuche, «Follow the money» (Suivez l'argent).

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