Une seule question: connaissez-vous les Sex Pistols? Nul autre mieux que ce groupe punk, incarnation de la rébellion musicale anarchiste des années 1970, n’a résumé la capacité d’Elizabeth II à rassembler les générations de l’après-guerre. Entonné par Sid Vicious, leur chanteur culte, leur «God Save the Queen» est un modèle de révolte jetée comme un crachat sur le palais de Windsor et ses têtes couronnées, dénoncées comme l’incarnation d’un «régime fasciste». Un tout autre hymne que le «God Save the King» entonné dans la cathédrale de Westminster par les quelques 500 invités - dont le président de la Confédération Ignazio Cassis - aux funérailles royales, avant que le Royaume Uni entier plonge dans plusieurs minutes de silence. Tiré par une escorte militaire en grand uniforme, le cercueil de la reine a ensuite a traversé le Mall à Londres, puis pris le chemin du palais de Windsor.
Le roi des punks
Seulement voilà: l'heure du «God Save the Queen» anarchiste et provocateur n'est plus. Sid Vicious, le roi des punks anglais, est mort en janvier 1979 et Johnny Rotten, son acolyte des Sex Pistols, a aujourd’hui 66 ans! Mieux: ce dernier a tourné casaque. Exit la rébellion féroce. Quarante-cinq ans après avoir déclaré que la reine «n’est pas un être humain», John Lydon (son vrai nom) a changé d’avis. Dès le décès de la souveraine le 8 septembre, le chanteur des Sex Pistols s'est empressé de rendre hommage à la monarque disparue. Au point de dénoncer ses ex-camarades de groupe pour leurs tentatives «de tirer profit de la mort de la reine Elizabeth II». Et de sermonner sa maison de disques: «Le moment choisi pour approuver toute demande des Sex Pistols à des fins commerciales en rapport avec «God Save the Queen» en particulier est de mauvais goût et irrespectueux pour la Reine et sa famille en ce moment», a-t-il indiqué sur son site web.
Des Beatles à Queen
Deux autres autres groupes musicaux vedettes resteront dans les annales comme les emblèmes de la «Queen Generation». Le premier est évidemment… Queen, réquisitionné lors du jubilé de platine de la souveraine, en juin 2022, pour entonner l’hymne national britannique sur le toit de Buckingham Palace. Le second? Les Beatles. Autant dire l’incarnation des générations aujourd’hui retraitées, voire disparues.
4 novembre 1963 au théâtre Prince-de-Galles à Londres. Les «Fab Four» se produisent devant la reine mère et la princesse Margaret, sœur de la reine. Elizabeth II est absente, car enceinte. John Lennon choisit la provocation. Alors que le groupe s’apprête à jouer son célèbre «Twist And Shout», le chanteur assassiné le 8 décembre 1980 lance: «Pour notre dernière chanson, j’aimerais demander votre aide. Les gens assis dans les places moins chères, tapez dans vos mains. Et le reste, vous pouvez faire claquer vos bijoux»! La phrase est entrée dans l’histoire du rock. Les «boomers» tiennent leur séquence culte.
Générations capitalistes
Tout le reste est à l’avenant. Elizabeth II fut la reine de générations biberonnées au capitalisme triomphant, à la domination masculine sans partage, à la contestation matérialiste et à l’ignorance écologique. D’où, sans doute, l’insistance de son fils Charles III à regarder vers d’autres horizons.
La reine incarnait la continuité de l’État britannique mis en péril par la décolonisation de l’après-guerre. Elle assura la transition entre l’Empire et un Royaume de plus en plus replié sur lui-même, jusqu’au référendum sur le Brexit du 23 juin 2016. Charles III, lui, a toujours regardé du côté des enjeux planétaires. Sa fondation s’est engagée dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Mais voilà: celle qui aurait pu faire le lien avec les nouvelles générations a disparu le 31 août 1997 dans le fracas de sa voiture écrabouillée, dans le tunnel parisien du pont de l’Alma. Lady Diana Spencer, celle que le Premier ministre Tony Blair avait surnommé à sa mort la «princesse des cœurs», avait, la première, intégré les codes du monde «people» et de l'internet naissant. Elle fut, à sa manière, la première des influenceuses.
Façonnée par la guerre
Elizabeth II, reine des «boomers»? Logique. Impossible de faire autrement. Montée sur le trône en 1953, la monarque britannique a été façonnée par la guerre et par le baby-boom qui suivit. La preuve: Charles III, son premier fils, naît en 1948, pile au moment où les Européennes accouchent sans discontinuer pour refermer les plaies du conflit qui vient de s’achever.
La princesse Anne voit le jour, elle, en 1950. Puis viennent les princes Andrew, en 1960, et Edward, en 1964. Une famille type, ancrée dans la société de consommation, puis bousculée par les révoltes de l’époque. On ne sait pas ce qu’écoutaient les héritiers dans leurs chambres du palais de Windsor, mais il est probable que des «hits» typiques de la génération «boomer», comme les hymnes contestataires des années 1970 et les refrains rythmés du disco, résonnèrent sous les lambris dorés.
«God Save the Queen»
«God Save the Queen»? A Londres, tout le monde a entonné ces mots ce lundi. Mais les jeunes générations britanniques décrochent, en termes de piété monarchiste. Selon un sondage récent, 41% des 18-25 ans préféreraient un chef d’État élu au Royaume-Uni. Un chiffre qui ne faiblit pas et qui constituera le premier obstacle politique pour Charles III. A moins que ce dernier passe rapidement le flambeau de la «firme», le surnom de la famille royale, à son fils William, né le 21 juin 1982.
Les «boomers» ont eu raison de suivre assidûment les obsèques de la reine Elizabeth. Ils ont aussi assisté, en direct, aux funérailles de leur époque.