On nous martèle que les deux candidats à la présidentielle américaine proposent «deux visions radicalement opposées». On en veut pour preuve leurs programmes aux antipodes sur l’avortement, l’immigration, la santé ou encore le climat. Mais c’est beaucoup de poudre aux yeux. En réalité, Donald Trump et Kamala Harris, ce n’est peut-être pas kif kif, mais les politiques menées par les Démocrates et les Républicains au fil des ans se sont avérées largement indifférenciées, bien loin des promesses de campagne.
Polarisation trompeuse
Au-delà du spectacle, la réalité: ce qui réunit Kamala Harris et Donald Trump est bien plus important que ce qui les sépare. La preuve abondante en est donnée dans les lignes qui suivent. Car ces dernières décennies l’ont prouvé: d’une administration à l’autre, on a surtout vu une sorte d’invariabilité, pas mal de recopiages et surtout une incapacité de changement sur des thèmes aussi majeurs que le climat, les guerres, la régulation de la finance ou le creusement des inégalités.
Si bien qu’en insistant sur une polarisation soi-disant extrême entre Harris et Trump, on donne la fausse impression que l’exécutif est tout-puissant dans ce pays, et que les Américains ont affaire à un véritable choix. C’est faux. Cela évacue complètement l’inertie très réelle affectant le pouvoir exécutif dans cette grande puissance, où l’argent des campagnes politiques est en train de battre des records historiques. Et explique le décalage entre discours et réalité.
Les faits, rien que les faits
Qu’a-t-on vu concrètement ces dernières années? Des politiques au final étonnamment similaires entre Démocrates et Républicains. Prenons le fameux mur de Trump, construit (en version moins spectaculaire que promis) pour empêcher l’arrivée de Mexicains illégaux. Joe Biden, arrivé en 2021 après avoir promis qu’aucun centimètre supplémentaire ne serait construit, n’a pas pu stopper les travaux ni rediriger les fonds déjà attribués au mur. Biden a même durci sa politique migratoire en signant, en juin dernier, un décret présidentiel visant à fermer en partie la frontière avec le Mexique. Le genre de décret dont même notre UDC locale n’oserait rêver.
Autre exemple, après avoir annoncé qu’il revenait sur la guerre commerciale de Trump contre la Chine, Joe Biden l’a non seulement reprise à son compte, mais il a encore durci le ton, avec des hausses (jusqu’au triplement) des droits de douane sur des produits clés. Avec Harris à la présidence, cette guerre-là se poursuivra sans faille, car la stratégie de Washington et des grands groupes – peu importe le candidat – vise à freiner les progrès technologiques de la Chine.
Gestion des finances et dette fédérale
Ensuite, prenons l’Obamacare: Barak Obama a créé cette assurance santé en 2014. Trump, qui avait juré de l’abroger, ne l’a jamais fait. Il a tout au plus supprimé l’amende infligée à ceux qui ne s’assurent pas. Mais la loi fédérale oblige toujours à être assuré. Même l’amende a été conservée par certains Etats. On sous-estime souvent le fédéralisme américain et la marge politique importante dont disposent les 50 Etats.
D'autres chroniques
En outre, sur un thème aussi majeur que la réglementation de la finance, aucun président n’a pu faire la différence et juguler les excès de ce secteur. Après un sauvetage étatique massif du secteur financier américain réalisé en 2008, la loi Dodd-Frank Act, édictée sous le gouvernement Obama, aurait dû être la réforme du siècle. Mais le texte a été dilué dans le temps et les restrictions retenues n’ont été implémentées qu’en 2018, soit 10 ans après la crise. Depuis, les successeurs Biden et Trump n’ont pu empêcher d’autres crises financières, et ont agi de façon identique pour sauver le secteur (encore récemment avec le krach des banques régionales) dans un élan largement bipartisan.
De même, un élément central se détériore, quel que soit le parti: la dette fédérale. Elle a continué à monter en flèche avec chaque administration en place. Aucun président n’a pu faire la différence sur ce plan, ni se vanter d’avoir pu enrayer sa course folle. Ce n’est d’ailleurs pas un thème prépondérant de cette campagne. Elle atteint aujourd’hui la somme astronomique de 35'000 milliards de dollars.
La Fed, un gros morceau jamais évoqué
Par ailleurs, quel qu’ait été le président à la Maison Blanche, la politique de la Fed (la banque centrale) n’a jamais fait partie du débat partisan, alors qu’elle aurait dû préoccuper les candidats de ces 15 dernières années. La Fed a créé d’importantes distorsions de marché, favorisé le creusement accéléré des inégalités de richesses, en doublant artificiellement les niveaux des indices, sans qu’aucun gouvernement n’ait avantage à y remédier ou à s’en mêler. Chaque président a invariablement surfé sur sa politique à son profit. Or ce n’est pas parce que la Fed est non partisane qu’elle est apolitique, et il existe différents moyens pour la Maison Blanche de l’influencer, contrairement aux idées reçues sur sa sacro-sainte indépendance.
Mais à partir d’Alan Greenspan (dès 2001) et jusqu’à ce jour, la Fed a soutenu la Bourse dans des proportions jamais vues, ce qui a aidé à lustrer les bilans des gouvernements successifs. En conséquence, que des Démocrates ou Républicains aient été au pouvoir, le bilan de la Fed a décuplé en 20 ans, dévaluant fortement le dollar face à l’or. Il faut aujourd’hui 5 à 6 fois plus de dollars pour acheter la même once d’or qu’il y a 20 ans. Mais les présidents successifs ont tous récolté le crédit pour ces hausses boursières administrées. Force est de constater que la Fed est un gros éléphant dans le corridor. Que cette question soit laissée hors du débat présidentiel tout en étant exploitée à profit, cela aide à relativiser l’impact des candidats.
Au niveau des questions de santé publique, même constat: quel que soit le président en place, la crise des opioïdes, notamment, n’a pas pu être endiguée. La progression du Fentanyl et autres drogues similaires a continué de faire des ravages sous les Démocrates comme les Républicains. De 1999 à 2021, plus d'un million de personnes ont succombé à une overdose. Cela aussi montre le faible impact de l’alternance entre partis.
Les impôts, éternelle fausse promesse
Autre exemple éloquent: les impôts. Même s’ils figurent parmi les sujets de campagne les plus clivants, la réalité dément la polarisation affichée. Comme souvent rappelé dans cette chronique, l’administration Biden avait fait campagne en 2020 sur la taxation des entreprises et des très hauts revenus, mais n’a rien fait.
Avec Kamala Harris, la proposition s’est encore plus diluée. Le discours sur l’«impôt des milliardaires» s’est modéré au fil de la campagne démocrate. Face à un Donald Trump qui veut reconduire et approfondir les baisses d'impôts de 2017, elle propose une taxation plus modérée que Joe Biden sur les gains en capital pour les millionnaires (33% au lieu de 44,6%). Difficile de croire même à cette promesse étant donné l’inaction de son prédécesseur, lui qui aura eu zéro impact sur la politique fiscale de Trump.
Les émissions de CO2 n’ont pas de couleur
Concernant le climat, là aussi, on observe une discrète convergence entre les partis, et les différents styles de communication ne doivent tromper personne. Si Trump affiche fièrement son soutien à la fracturation hydraulique (gaz et pétrole de schiste), une technologie d’extraction très polluante, Kamala Harris, dans le sillage de son prédécesseur Joe Biden, a discrètement renoncé à l’idée d’interdire cette industrie, abandonnant ses positions passées, connues pour être clairement opposées aux énergies fossiles. Même si d’aucuns sont enclins à croire aux convictions pro-climat de la Démocrate, la réalité est que les émissions carbone des grands groupes américains n’ont fait qu’augmenter depuis les accords de Paris, comme ceux des autres grands pays d’ailleurs.
Les conflits, ensuite. Aujourd’hui, sur le dossier de l’Ukraine, les positions de Kamala Harris et de Donald Trump ne sont pas si tranchées qu'on pourrait le penser. Officiellement, c’est Kamala Harris qui a la position la plus ferme sur le soutien à l’Ukraine et l’hostilité à la Russie, dans la continuité de Biden, mais elle reste vague sur la poursuite de ce soutien et sur sa politique étrangère. Donald Trump, qui se présente comme le candidat de la paix en Europe, reste ambigu au sujet de ses plans et de ses relations avec l’Otan. Les deux veulent rassurer leurs électeurs qu’il n’y aura pas d’engagement de soldats américains. Au sujet du soutien à Israël, même indifférenciation: si Kamala Harris s’inscrit dans la ligne Biden, qui consiste à maintenir le soutien à Israël, Donald Trump joue sur tous les tableaux, exigeant aussi bien une fin rapide de la guerre qu’une grande complicité et un soutien décomplexé à Benyamin Netanyahou.
Guerres: bonnet blanc, blanc bonnet?
Sur le thème de la guerre, on a généralement vu une inversion apparente entre le parti de Kamala Harris et celui de Donald Trump. Après 2001 et l’ère Bush, les Républicains étaient le parti des guerres. Mais depuis 2008, les «gentils» Démocrates sont devenus les plus bellicistes, comme en témoigne le soutien de Kamala Harris à l’envoi d’armes à Israël. Barack Obama, Prix Nobel de la paix 2009, qui n’a jamais fermé la prison illégale de Guantanamo, est intervenu massivement en Libye (2011) avec le concours de sa secrétaire d'Etat Hillary Clinton, a appuyé les bombardements saoudiens au Yémen, a multiplié les attaques par drones en provoquant de nombreuses victimes collatérales, et a encouragé dès 2012 les djihadistes en Syrie, dans ce qui est devenu la plus grande opération couverte de la CIA.
De son côté, Donald Trump s’est présenté comme le président capable de conclure des accords de paix en un rien de temps. Mais les accords d’Abraham qu’il a favorisés entre Israël et les pays du Golfe en 2020 sont restés superficiels sans jamais recueillir le soutien des populations arabes, et n’ont rien fait pour améliorer la situation du conflit israélo-palestinien, en atteste l’explosion de la région dès le 7 octobre 2023. En terme d’utilisation de la force militaire à l’étranger, Trump a fini par dépasser Obama en détenant le record du plus grand nombre de frappes par drones. En outre, la surveillance de masse s’est accrue sous Barack Obama, héritier sur ce plan des programmes de George W. Bush, et Trump n’a certainement jamais inversé cette tendance.
Enfin, il est vrai que sur le thème de l’avortement, qui est le plus clivant de cette campagne, il existe un réel danger pour les droits des femmes. Sur ce plan, les Démocrates offrent une réelle alternative. Lors de la dernière présidence de Trump, 21 Etats sur 50 ont édicté des restrictions sur l’avortement. Néanmoins, la position actuelle du Républicain est de laisser cette question à la souveraineté des Etats. En réalité, il y a peu de chances qu’il revienne sur ses dires et impose une interdiction de l’avortement au niveau fédéral car les Etats ont, de par la Constitution, une importante marge de souveraineté sur cette question.
Puissant contraste entre les discours et la réalité
Au final, on voit bien que la perception très disneylandisée qui a marqué la campagne présidentielle Harris-Trump aura surtout produit de l’audience et donné l’illusion de possibilités faussement contrastées. Dans les faits, c’est une autre histoire. Ce n’est ni le «capitalisme» contre le «socialisme», ni «les hommes» contre «les femmes». Cette vision hollywoodienne est naïve. En fait, sur les thèmes les plus importants, n’importe quel candidat à la Maison Blanche a les mains toujours plus liées. Les financements record des groupes d’intérêts, qui vont aux deux partis, et même davantage à Harris, se mêlent aux programmes. Et façonnent une bonne partie des agendas.
C’est ainsi que le thème du climat, peu affectionné par les grands sponsors, n’a pas eu la primeur, tout comme celui des hausses d’impôts, toujours plus difficile à porter pour un candidat, et d’autres encore plus comme l’arrêt des livraisons d’armes. L’impossibilité d’empoigner librement ces grandes luttes empêche l’émergence de propositions réellement différentes. L’histoire est ici un bon guide et c’est à tort qu’on oublie de tirer les bilans politiques concrets, qui prouvent que depuis des années, il existe un décalage entre les discours polarisés des campagnes et la réalité décevante des politiques menées.
Ce décalage s’explique aisément: il y a le temps de la campagne politique, qui exige des promesses inspirantes pour engranger des voix, et il y a le temps de l’exercice concret du pouvoir, qui exige le respect des intérêts des bailleurs de fonds, dont les contributions toujours plus élevées se paient parfois par le renoncement aux promesses de campagne qui ont le plus rallié la masse des électeurs. Welcome to Washington.