«Mort d’un samouraï»: ce titre résonne tristement à l’heure d’écrire ces lignes, car l’ancien Premier ministre nippon Shinzo Abe, au pouvoir au Japon entre 2006 et 2007 puis entre 2012 et 2020, est décédé. Il convient bien, pourtant, au destin de cet homme politique victime de deux tirs mortels ce vendredi 8 juillet à Nara, où il tenait un meeting politique, poing levé comme à son habitude.
Les motivations du terroriste, apparemment un ancien soldat des forces d’autodéfense (le nom officiel de l’armée japonaise), ne sont toujours pas explicitées. Mais le lieu, le contexte et la personnalité de Shinzo Abe – Abe-san pour reprendre la formule japonaise usuelle – donnent à ce crime une portée qui révèle les extraordinaires changements en cours au pays du Soleil Levant.
Né dans une époque de violence
Shinzo Abe, né en 1954, est un enfant de la Guerre froide en Asie. Lorsqu’il naît, un conflit très meurtrier vient de s’achever de l’autre côté de la mer de Corée, entre les Etats-Unis – devenus la puissance tutélaire du Japon après leur victoire dans la guerre du Pacifique – et la Corée du Nord communiste, soutenue par l’ex-Union soviétique et par la Chine. L’actuelle Corée du Sud est en ruines. Le Japon commence tout juste à renaître des cendres de son affrontement insensé avec l’Amérique, conclu par les bombardements atomiques d’Hiroshima (6 août 1945) et Nagasaki (9 août 1945).
L’humiliation de son pays vaincu, la peur de le voir à nouveau plongé dans une guerre qu’il ne pourrait pas gagner, le combat nationaliste nippon seront, toute sa carrière, au cœur de l’action politique de Shinzo Abe, fermement rangé aux côtés de Washington contre ce nouvel adversaire qu’est la Chine. Abe-san, considéré comme un «faucon» pour son agressivité nationaliste, se voulait et se voyait comme l’héritier des samouraïs d’antan.
Un lieu d’attentat très symbolique
Le lieu de l’attentat qui lui a été fatal ce vendredi - à deux jours des élections de la chambre haute le 10 juillet - est tout aussi symbolique. Nara fut la capitale du Japon entre 710 et 784. Cette ville de la région du Kansai, proche de Kyoto, est le berceau des traditions japonaises les plus anciennes. Elle fut plusieurs fois incendiée durant les guerres civiles entre clans de samouraïs, magnifiquement relatés par le défunt cinéaste japonais Akira Kurosawa dans son film «Kagemusha».
Rien de tel cette fois. Le tireur qui a mortellement blessé au cou Shinzo Abe avait semble-t-il fabriqué une arme artisanale, sorte de fusil de chasse. Il n’a pas fait feu sur l’ancien Premier ministre de face, mais depuis derrière. On pense, à regarder les images de l’ex-chef du gouvernement qui s’écroule, frappé par deux tirs, à celles de l’assassinat de l’ancien président américain John F. Kennedy à Dallas (Texas), le 22 novembre 1963. Etonnant parallèle: un chef du gouvernement ultranationaliste japonais, victime d’un attentat comparable à celui qui coûta la vie à l’ancien chef de l’État américain. Et ce, dans un lieu culte du Japon immémorial.
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Samouraï, Shinzo Abe l’était. S’il avait vécu au XVIIIe ou au XIXe siècles, ce vétéran du parti libéral démocrate, omniprésent dans la vie politique japonaise depuis 1945, aurait sans doute combattu jusqu’à son dernier souffle l’ouverture de l’archipel aux Occidentaux, survenu à partir de 1868 lors de l’époque Meiji. Il avait adoré, dit-on, le film «Le dernier samouraï», sorti en 2003, avec l’acteur américain Tom Cruise, dans lequel ce dernier joue le rôle d’un officier américain devenu conseiller de l’Empereur Meiji, le grand réformateur du Japon alors visé par les clans de guerriers opposés à l’ouverture au monde.
Ce dernier samouraï a existé: il se nommait Jules Brunet, un officier français passé du service de Napoléon III à celui de l’Empereur du Japon. Pourquoi l'assassin a-t-il voulu la mort d’Abe-san? Pour lui faire payer son alliance avec les Américains? Parce qu’il estimait avoir été trahi par ce chantre de la défense japonaise, obligé de tenir compte des rapports de force avec l’immense Chine? Shinzo Abe fut l’homme de la nouvelle révolution militariste nipponne. C’est lui qui le 1er juillet 2014, défendit le droit à «l’autodéfense collective» permettant au Japon de combattre au besoin auprès d’un pays allié.
Théorie du complot et secte Aum
Les théories du complot sont assurées de prospérer dans les prochains jours dans l’archipel où le dernier acte majeur de violence politique et terroriste fut l’attentat au gaz sarin contre le métro de Tokyo commis par la secte Aum en mars 1995. Il est d’ailleurs possible que les deux événements soient liés. Les sept membres de la secte Aum, dont son ex-gourou Shoko Asahara, jugés coupables de ce crime de masse ont été exécutés le 6 juillet 2018 au Japon, où la peine de mort est toujours en vigueur. Le 6 juillet dans le cas des terroristes. Le 8 juillet dans le cas de l’attentat contre Abe-san. Les dates résonnent, même si rien pour l’heure ne vient étayer cette thèse.