C’est un post Instagram en apparence anodin qui a déclenché, mardi 16 juillet, une vague de réactions sur les réseaux sociaux et de reprises dans la quasi-intégralité des médias. La photo de deux hommes, de dos, face à la mer et un magnifique coucher de soleil. La légende, en allemand, laisse peu de place au doute quant à leur relation: «Le plus beau dans la vie, c’est d’avoir à ses côtés le bon partenaire, celui avec lequel on peut tout partager.»
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Un couple gay donc, comme il en existe des milliers. Avec une petite subtilité toutefois: l’homme qui poste cette photo, et fait donc son coming-out par la même occasion, n’est autre que Ralf Schumacher, frère de Michael et ex-champion de Formule 1. Aujourd’hui âgé de 49 ans, le pilote a remporté plusieurs Grands Prix entre 1997 et 2007. Et si cette photo fait autant parler, c’est que les sportifs de haut niveau sont bien peu nombreux à s’afficher ouvertement homosexuels.
Anomalies statistiques
Il suffit pour s’en convaincre de jeter un coup d'œil au sport le plus populaire du monde. Dans le football, on compte les joueurs out sur les doigts d’une main. Il y a bien Jake Daniels, attaquant à Blackpool, club anglais en deuxième division, ou Jakub Jankto, international tchèque qui évolue en Serie A en Italie. Mais aucun joueur de premier plan.
Le média spécialisé OutSports tient, de son côté, un décompte du nombre d’athlètes ouvertement LGBT+ aux Jeux olympiques. À quelques jours de la cérémonie d’ouverture à Paris, ils sont 144. C’est moins qu’à Tokyo en 2021 (186) mais bien plus qu’à Rio en 2016 (56) ou Londres en 2012 (23). Des anomalies statistiques, alors qu’une enquête de LGBT+ Pride menée dans 30 pays estime qu’environ 9% de la population mondiale est gay.
Un encombrant idéal de masculinité
Comment expliquer que les coming-out soient si rares dans le sport? D’abord parce que c’est un monde «très binaire», rappelle la chercheuse en sociologie française Louise Déjeans, qui a mené une enquête entre 2021 et 2022 sur les LGBTIphobies dans le sport. «Dans l’espace sportif, ce qui est valorisé, c’est la compétition, la force physique, l’endurance, l’agressivité, l’explosivité… Toutes ces valeurs sont associées au masculin. La norme masculine est donc très forte. Preuve en est, toute l’Histoire du sport est aussi fondée sur l’exclusion des femmes, qui ont dû lutter pour pouvoir y accéder. C’est un espace qui érige une différence fondamentale entre le masculin et le féminin.»
Or, «cet idéal-là de masculinité va avec le fait qu’on doit être hétérosexuel pour être considéré comme un vrai homme», poursuit la chercheuse. C’est ce qu’on appelle «l’hétéronormativité», autrement dit le fait de considérer l’hétérosexualité comme la norme. Celle-ci apparaît désirable et évidente, elle est valorisée et mise en avant. Dans ce contexte, être gay s’apparente à une transgression. Les hommes homosexuels «trahissent les normes de leur sexe, vont être associés dans l’imaginaire au féminin. Et le féminin étant dévalué, ils s’exposent à une sorte de déclassement vis-à-vis de leur masculinité».
Plus de coming-out lesbiens
Cela débouche sur une «forte invisibilisation de l’homosexualité masculine», note Louise Déjeans. À l’inverse, les coming-out lesbiens, eux, sont plus nombreux. L’exemple du football est, là encore, très parlant. «Tu ne peux pas gagner sans joueuses lesbiennes», assénait d’ailleurs l’Américaine Megan Rapinoe, championne du monde en 2019. Dans la sélection espagnole qui a gagné la Coupe du monde en 2023, on comptait au moins six joueuses LGBT+.
La star suisse Alisha Lehmann est ouvertement bisexuelle et a longtemps été en couple avec sa coéquipière en équipe nationale Ramona Bachmann. Pourtant, comme les hommes gays, les femmes lesbiennes «trahissent les normes de leur sexe», rappelle Louise Déjeans. Mais elles font le chemin inverse dans l’imaginaire collectif, en étant «associées à un masculin valorisé». «D’ailleurs, souvent, il y a une suspicion de lesbianisme chez les femmes qui font la preuve d’une force physique particulièrement importante, analyse la chercheuse. Car une ‘vraie’ femme n’est pas censée afficher ces caractéristiques-là.»
Des barrières à l’entrée
Au cours de son enquête, la chercheuse a donc constaté cette énorme différence entre les hommes et les femmes. Elle n’a pu parler à aucun sportif gay. En revanche, «des lesbiennes, les sportifs me disaient majoritairement en connaître. Il y avait cette idée que c’était plus répandu, donc aussi plus accepté. Cela ne veut pas dire que si des homosexuels masculins se déclaraient, ils ne seraient pas acceptés. Mais de fait, ils ne le font pas. On voit qu’il y a une chape de plomb, y compris au niveau amateur.»
Il reste difficile de déterminer si les gays sont moins nombreux dans le sport, ou s’ils taisent leurs préférences sexuelles. Louise Déjeans avance trois hypothèses qui, probablement, se conjuguent. «Il peut y avoir une sorte de barrière à l’entrée: les hommes gays n’investissent pas l’espace sportif parce qu’ils pressentent qu’ils ne seront pas acceptés. Il y a aussi possiblement plus de sorties: les hommes LGBT+ ne se sentent pas à l’aise et partent. Enfin, la troisième hypothèse, c’est qu’ils dissimulent leur orientation sexuelle.»
Perdre des sponsors… ou des coéquipiers
Il faut dire qu’au-delà de la socialisation binaire du sport, faire son coming out revient à prendre un risque. «Dans le sport de haut niveau, le fait de déclarer son homosexualité peut être préjudiciable au niveau des sponsors et dans son rapport au public», rappelle Louise Déjeans. En 1981, la tenniswoman américaine Martina Navratilova avait été «outée» contre son gré par le «New York Daily News». L’année suivante, la marque de cosmétiques Avon, dont elle était égérie jusqu’ici, l’avait lâchée.
Si la situation s’est nettement améliorée du côté des sponsors, avec des marques comme Adidas qui ont même amendé leurs contrats pour garantir que ceux-ci ne seraient pas rompus en raison d’un coming-out, il reste encore le public, les proches et jusqu’aux adversaires et coéquipiers. Amélie Mauresmo en avait fait les frais en 1999. Pendant l’Open d’Australie, sa rivale suisse Martina Hingis met les performances de la Française sur le fait qu’elle serait «à moitié homme».
L’histoire de Justin Fashanu, premier footballeur dont l’homosexualité a été révélée, est malheureusement restée dans les mémoires. L’attaquant anglais noir se confie à un tabloïd en 1990, ce qui déclenche l’ire de plusieurs footballeurs et des réactions homophobes virulentes de la part des supporters. Plus aucun club ne lui offre de contrat professionnel à temps plein. Huit ans plus tard, accusé de viol par un jeune garçon de 17 ans, Justin Fashanu se suicide.
Au moment de son coming out, le propre frère de Justin Fashanu l’avait publiquement désavoué, en expliquant qu’il «n’aimerait pas jouer et [se] changer dans les vestiaires avec un joueur gay». «C’est ce que je ressens, donc j’imagine que les autres footballeurs sont comme moi.» Louise Déjeans le confirme: pour les sportifs homosexuels «qui jouent dans un cadre collectif, il y a aussi la crainte des préjugés autour de la prédation. Il y a toujours des stéréotypes ancrés sur l’image de l’homosexuel séducteur.»
Pas de militantisme
Trente-quatre ans après le coming-out de Justin Fashanu, l’évolution des mentalités est certes palpable, mais les sportifs ouvertement homosexuels restent rares. Les coming-out, à l’instar de celui de Ralf Schumacher, interviennent souvent après la fin de leur carrière. «Cet héritage ne disparaît pas en un quart de seconde, cela reste enkysté», glisse notre chercheuse en sociologie.
Si les choses évoluent lentement, c’est aussi, estime-t-elle, parce que même ceux qui ont franchi le pas ne font pas du sujet un cheval de bataille. «Beaucoup d’homosexuels dans le sport n’ont pas un esprit militant. Ceux qui font leur coming-out n’ont pas forcément conscience de la portée d’un tel geste. Ils ne sont pas là pour être des porte-étendards LGBT+ et le simple fait d’en parler peut les gêner.» Or, «pour faire avancer une cause, il faut en passer par la visibilisation», rappelle Louise Déjeans.