Comment vivre une vie à peu près normale lorsque son champ de vision est réduit à une tête d'épingle ou que les sons nous parviennent comme filtrés par une sourdine? C'est l'objet de l'expérience proposée en amont de la Journée internationale de la surdicécité, le 27 juin: se mettre dans la peau d'une personne «sourdaveugle» le temps d’un repas au restaurant.
Je me suis rendu au Tibits de la gare de Lausanne, qui participe à l'opération avec 26 autres restaurants du 23 au 30 juin, afin de constater par moi-même ce que cela signifie. Avec ma collègue Camille, qui m'accompagne, nous demandons un kit au personnel qui s'y était préparé, malgré l'absence regrettable de toute information dans la salle. Un employé nous remet un set de table contenant quelques informations et surtout une paire de lunettes en carton prédécoupé, ainsi que deux protections auditives en mousse.
Le buffet, une épreuve «hardcore»
Une fois équipé de cet attirail, mon champ de vision se résume à… pas grand chose. Seul un minuscule trou me permet de vaguement distinguer ce qui se trouve devant moi, et en très flou. Camille me parle mais je n'entends plus que le brouhaha régnant dans l'établissement et le tintement des fourchettes dans les assiettes.
L'épreuve aurait été bien plus facile en cas de service à table, mais nous sommes ici en mode hardcore puisqu'il faut aller se servir à un buffet, peser son assiette à la caisse et retourner à sa place, de préférence en évitant de se cogner aux nombreux clients pressés. «Tu n'y vois vraiment rien du tout?» me demande Camille. «Du caribou? Mais enfin c'est un resto végan ici», lui dis-je. Sur cette parfaite entente, nous nous levons et je la laisse me guider, ma main sur son épaule.
Première «observation», en plus de ne pratiquement rien voir, je ne vois plus qu'en deux dimensions. Puisque le trou est devant mon oeil droit j'ai perdu la vision binoculaire, et avec elle la perception de la profondeur. Comme si ce n'était pas suffisamment difficile et embarrassant, Camille me demande si je veux un petit bol de soupe en entrée. Je refuse poliment ce breuvage qui aurait de toute façon fini sur le chemisier d'une cliente. Je ne quitte pas ma collègue d'une semelle, terrifié à l'idée de me perdre dans cette grande salle, ou d'aller m'asseoir à la mauvaise table.
Deuxième enseignement: l'addition du Tibits passe beaucoup mieux lorsqu'on n'entend pas grand chose et qu'on ne voit pas le montant s'afficher. Un aimable serveur propose de porter mon plateau et de m'accompagner jusqu'à ma table, c'est un grand oui. «Je vais tenter de gravir l'Everest pieds nus», me confie Camille (oui, bon, je n'entends rien à ce qu'elle me raconte, alors autant inventer).
57'000 personnes atteintes en Suisse
Bien qu'à tâtons et en mangeant comme un cochon, la dégustation ne se passe finalement pas si mal. Je me concentre sur les parfums, les textures, la consistance et les saveurs des aliments présents dans mon assiette. Nous articulons un semblant de conversation, je me mets à parler trop bas, on ne s'entend plus mais c'est assez plaisant. Incapable d'être précis avec ma fourchette, je ne parviens pas à finir les dernières bouchées qui traînent dans mon assiette et je mets donc fin à l'expérience, soulagé et libéré à la fois.
«Au restaurant, on parle, on lit des informations, on communique avec d'autres personnes, c'est une activité qui illustre bien l'éventail de difficultés rencontrées par les personnes en situation de surdicécité», me dit ensuite par téléphone Muriel Blommaert, directrice du service spécialisé en surdicécité de l'Union centrale suisse pour le bien des aveugles, qui organise l'événement.
Renseignements pris, la surdicécité concerne près de 57 000 personnes en Suisse. Certaines sont uniquement sourdes, d'autres aveugles, et d'autres enfin souffrent des deux troubles à la fois. Il est possible qu'il y en ait beaucoup plus: même si toutes les tranches d'âge sont potentiellement concernées, les patients les plus courants sont des personnes âgées de plus de 80 ans, dont on tend souvent à négliger les symptômes, ce qui entraîne un déficit dans le diagnostic.
«1 + 1 = 3»
Les personnes sourdes se reposent souvent sur les signaux visuels, et celles qui sont aveugles sur les stimuli auditifs. Les patients souffrant des deux troubles perdent ces repères et sont donc fortement handicapées, illustre Muriel Blommaert: «On dit souvent que combiner la surdité et la cécité, c'est «1 + 1 = 3». Il y a beaucoup de conséquences sur la qualité de vie.»
On ne peut pas guérir de surdicécité, mais on peut en limiter les effets négatifs, «à commencer par inciter son entourage suspecté à se faire dépister, se renseigner sur les aides auditives, etc., énumère Muriel Blommaert. Plus la population aura conscience de l'existence de la surdicécité, mieux on pourra intégrer ces personnes dans la discussion et les activités sociales.»
Fort de mon infime expérience, je lui donne entièrement raison, car entre ce gentil serveur qui a porté mon assiette et ma collègue qui m'a aidé à braver le buffet et m'a tenu la conversation, j'ai pu prendre plaisir à aller manger au restaurant, même sans image, même sans son.