Il est dans la cuisine de sa cabane en rondins, entouré de nature dans l’Oberland bernois. Sur la table de la salle à manger trônent des médailles dorées, vestiges de ses triomphes passés. Il remue sa soupe d’asperges, en effleurant de la main un bouquet de fleurs comestibles: il semble paisible et satisfait.
Mais Bruno Wüthrich n’est pas encore prêt à véritablement prendre sa retraite. Comment le pourrait-il? Il lui reste une mission. Et elle s’appelle «okara».
Une ressource gâchée
Personne ou presque n’en a jamais entendu parler, ce qui est un problème pour Wüthrich. Car pour lui, «okara» n’est rien de moins que la solution à la faim dans le monde. À l’heure où la pénurie de blé ukrainien menace de faire des ravages, l’okara ou pulpe de soja pourrait remplacer la farine traditionnelle.
L’okara provient de la production de tofu et est un sous-produit — certains diraient même un déchet alimentaire. Or, cette bouillie de fèves de soja au goût neutre et à la consistance de semoule n’a pas grand-chose à voir avec un déchet. Riche en fibres alimentaires et en protéines, elle contient aussi des graisses saines. Et facilement plus de protéines que la pomme de terre, par exemple.
Mais l’okara a un problème d’image. En conséquence, il finit dans les mangeoires, est transformé en engrais et en biogaz ou tout simplement incinéré. Chaque année, 1000 tonnes de déchets d’okara sont produites en Suisse. Et cela ne concerne pas que les produits bio. Notre chef en est horrifié: «Nous ne pouvons plus nous permettre de détruire autant de denrées alimentaires.»
Échecs successifs
Bruno Wüthrich bénéficie d’un bon réseau: il a beaucoup voyagé — et cuisiné — à Tokyo, Moscou, ou encore Paris, pour ne citer que quelques-unes de ses étapes. En Suisse, il a l'habitude de servir des membres du Conseil fédéral. Il a par exemple dirigé le Schultheissenstube du Schweizerhof, à Berne, et a ensuite repris le restaurant Schloss à Spiez (BE).
Il est donc allé faire du porte-à-porte pour mener à bien sa mission, mais personne ne voulait entendre parler de son idée. Il est aussi allé voir les directions de Migros et de la Coop. «Tout le monde était certes enthousiaste, dit-il, sauf que ce ne sont pas des pionniers. Ils attendent que des crétins comme moi y aillent en premier, et prennent le relais plus tard.»
Il a même fait le tour de plus de 40 foyers et hôpitaux, a laissé son okara dans des cuisines d’entreprise, et a écrit un livre à ce sujet… Mais aucune réaction significative n’a pour l’heure récompensé sa ténacité. Il touche deux francs par livre de cuisine vendu, mais n’écoule que 20 ouvrages par an. «Je ne gagne rien avec ça, nous assure-t-il. Il s’agit d’une préoccupation éthique.» Il a même écrit à Angela Merkel, a pris à témoin des personnes qui se sont exprimées sur l’alimentation devant l’assemblée de l’ONU. En vain.
Nestlé lui a donné de l’espoir
Etienne Jornod, le président du groupe de médias «NZZ», est finalement venu en aide au chef en l’introduisant au patron de Nestlé, Mark Schneider. Bruno Wüthrich s’est donc rendu à Zurich pour offrir à l’homme le plus puissant de l’industrie alimentaire un repas complet à base d’okara: entrée, plat, dessert.
Il a également glissé au manager une barre de céréales faite maison. Ce qui aurait ravi le grand patron. Des mois plus tard, il a fait savoir qu’il étant partant pour le projet. Sauf que, depuis, c’est le silence radio.
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Samuel Klopfenstein, de Futur Naturprodukte, souligne lui aussi le potentiel de cet «aliment de haute qualité», qui pourrait tout à fait remplacer la farine. Mais il y a un autre problème: aujourd’hui, trop de ce qui devrait faire partie de la chaîne alimentaire humaine finit dans l’alimentation animale. C’est le cas du tofu. Et l’okara qui, faute de demande, fini à la poubelle.
Les grands acteurs se lancent lentement
Le problème, outre le manque de notoriété, est la durée de conservation. Car l’okara est humide. Il faut donc le pasteuriser et le sécher, si l’on veut le transformer à grande échelle. Le problème n’est toutefois pas insoluble: l’okara sèche plus rapidement que le lait que Nestlé transforme en poudre, par exemple.
Qu’en pensent les grands acteurs de l’alimentaire? Nestlé déclare qu’elle fait effectivement des expériences avec l’okara, mais l’entreprise n’a «rien à communiquer ni à Blick, ni au public». Coop, qui produit 250 tonnes de déchets d’okara par an, principalement pour le biogaz, compte également débarquer avec une nouveauté contenant le «déchet de tofu». Migros, quant à elle, ne donne pas de chiffres, mais parle de produits individuels, ainsi que de restes destinés au biogaz.
Un substitut du blé
«Je dois simplement être en avance sur mon temps», se plaint Bruno Wüthrich dans sa cuisine. Comme à l’époque, il y a de nombreuses années, où son ketchup à la betterave s’était fait rejeter par un jury. Aujourd’hui, tous les grands chefs font la promotion de la betterave rouge. L’homme ne s’arrête pas d’expérimenter pour autant: Bruno Wüthrich nous présente ainsi une tresse au beurre dorée, dont il a remplacé la moitié de la farine par de l’okara.
«Nous allons trop bien pour nous intéresser à ce produit, constate-t-il philosophiquement. Tant que nous pouvons manger du filet mignon, pourquoi devrions-nous nous nourrir d’okara?»
S’il avait de l’argent, il ouvrirait une usine d’okara aux Etats-Unis, explique-t-il avec audace. Pour cela, il lui faudrait environ dix millions de francs. Il ne compte pas se muer en homme d’affaires. Mais, dans son monde idéal, «les gens demanderaient de l’okara dans les magasins». En attendant, il continue à faire du porte-à-porte.
(Adaptation par Daniella Gorbunova)