Il faut croire que les bouquins sur la bouffe et la digestion, ça passionne. Il y avait eu en 2017 «Le charme discret de l'intestin» (Éd. Actes Sud) avec plus de 5 millions d'exemplaires écoulés. Il faudra maintenant compter sur «Faites votre glucose révolution» (Éd. Robert Laffont), nouveau carton en librairies sorti cette année et figurant en tête des ventes sur Amazon, Payot, à la Fnac ainsi que dans les librairies d'Espagne, d'Allemagne ou d'Italie. En attendant la parution prochaine du livre dans une vingtaine d'autres pays.
Cet ouvrage santé qui explore les mystères du sucre et de ses effets sur la santé a été publié aux États-Unis en version originale, mais derrière lui se trouve une Française, Jessie Inchauspé. Cette titulaire d'un master de biochimie employée par la biotech d'analyse génétique 23andMe a troqué le laboratoire contre Instagram, où elle est devenue vulgarisatrice scientifique et influenceuse au bénéfice d'une communauté de presque un million d'abonnés.
Le hic, c'est que ce transfert semble lui avoir fait perdre sa rigueur scientifique. Les spécialistes ont, en tout cas, de quoi avoir mal au ventre à la lecture de ses contenus. La Française assure ainsi livrer une «formule scientifique efficace pour perdre du poids et retrouver votre énergie». Une promesse qui selon ses dires laisse entrevoir la fin des problèmes de fringales, de fatigue ou encore d'acné, voire un moindre risque sur les maladies chroniques telles que le diabète de type 2 ou certains cancers. Trop beau pour être vrai?
Les pics de glucose dans le collimateur
Pour le comprendre, un retour s'impose sur le propos du livre dont le nerf de la guerre repose sur les «pics de glucose», grand mal moderne des pauvres consommateurs qui ne savent pas s'alimenter selon les préceptes de celle qui se fait humblement appeler la «Glucose Goddess». D'après la déesse auto-proclamée, ces pics consécutifs à l'ingestion de glucides entraîneraient des phénomènes inflammatoires chroniques, du stress oxydatif accélérant le vieillissement cellulaire ou encore des perturbations hormonales. Il faut donc logiquement les lisser en suivant dix grands conseils prodigués: manger les aliments dans un certain ordre, prendre des petits-déjeuners salés, voire… boire du vinaigre (!)
L'autrice qui vit États-Unis en a visiblement adopté la passion pour le storytelling, cette façon de raconter des histoires dramatiques. À la sauce Jessie Inchauspé, c'est un accident du dos qui a ruiné son adolescence et dont elle a triomphé en aplatissant ces satanés pics.
Son secret? Des capteurs glycémiques...
Le déclic lui est venu grâce à des capteurs glycémiques, de petits implants permettant de mesurer en continu la teneur en glucose dans l'organisme. En observant les résultats, Jessie Inchauspé établit des relations entre les aliments ingérés et sa glycémie subséquente, et fouille dans la littérature scientifique des résultats qui lui permettent d'appuyer ses interprétations, une démarche tout sauf rigoureuse.
Pourquoi? D'abord parce que les mesures de glycémie rapportées n'ont aucune valeur scientifique. «Il existe des facteurs non alimentaires, par exemple liés à l'humeur, qui peuvent faire varier la glycémie», rappelle le professeur François Jornayvaz, médecin-chef du service d'endocrinologie, diabétologie, nutrition et éducation thérapeutique du patient des Hôpitaux universitaires de Genève. Autrement dit, un même aliment peut entraîner un pic de glucose, ou au contraire aucun pic le lendemain ou un autre jour, en fonction de l'état de forme. «On ne peut rien conclure de ce genre de mesures au niveau individuel, ce n'est pas de la science. Il faudrait faire des mesures sur des groupes de sujets», affirme l'endocrinologue.
Ensuite, tels qu'ils sont présentés, la plupart des effets du glucose sur le long terme (vieillissement, perturbations hormonales, etc.) ont l'air dramatiques pour la santé. Or ce n'est que «de la spéculation, tranche François Jornayvaz. On ne sait pas si ces effets existent, car on ne dispose pas d'études comparatives menées sur le long terme». Que les pics de glucose favorisent le vieillissement accéléré est une simple hypothèse et non un fait scientifique, qu'une simple auto-mesure de la glycémie ne peut vérifier. Jessie Inchauspé avance certes plusieurs références scientifiques pour appuyer son propos, mais en omettant les nombreuses autres études qui parviennent à des conclusions plus nuancées.
Un verre de… vinaigre?
Parmi les conseils distillés dans «Faites votre glucose révolution», on trouve néanmoins des préceptes raisonnables, comme manger moins de sucres au petit-déjeuner. À jeûn, ingérer un grand bol de céréales ou des tartines de confiture bien sucrées entraînent bien un important pic de la glycémie. Et pour faire rentrer tout ce sucre dans les cellules, l'organisme sécrète une hormone pancréatique, l'insuline. «Lorsqu'elle agit, l'insuline entraîne parfois une baisse soudaine de la glycémie sanguine ce qui se traduit par des coups de fatigue ou des sensations de fringales. Pour les éviter, il peut donc être intéressant de manger moins sucré ou de manger des sucres lents plutôt que des sucres rapides mais cela n'a rien de révolutionnaire: on le sait depuis longtemps», assure François Jornayvaz.
Le médecin cite en exemple les aliments à bas index glycémique — une grandeur indépendante du contenu en sucre — qui reflète l'importance de la libération des glucides dans le sang (et donc du pic) après ingestion d'un aliment. Avec un index de 15, les amandes entraînent par exemple un pic bien moins élevé que le pain blanc (100).
D'autres conseils sont toutefois bien moins consensuels: Jessie Inchauspé recommande ainsi de diluer un peu de vinaigre dans de l'eau et de boire la solution avant un repas sucré afin d'aplatir le pic de glucose consécutif. Ceci, explique-t-elle, parce que l'acide acétique du vinaigre inhiberait l'alpha-amylase, l'enzyme salivaire qui découpe les longues chaînes de glucides complexes en molécules de glucose. «Aucune étude sérieuse ne l'a prouvé», tempère François Jorneyvaz. Les sources citées par l'autrice sur le sujet renvoient à des études anecdotiques très discutables.
Ruée sur les capteurs glycémiques
Le problème soulevé par ce genre de livre, c'est que son succès a le potentiel d'entraîner des comportements inutiles, voire dangereux pour les personnes qui suivent aveuglément ces conseils. Faire la chasse au sucre peut ainsi faire se tourner vers des aliments peu recommandables: à quoi bon refuser une cuillère de miel si c'est pour s'enfiler une plaquette de beurre?
Autre effet collatéral du succès du livre, certains influenceurs - en parfaite santé - se sont mis à eux aussi s'équiper de capteurs de glucose et à en faire la promotion, provoquant l'ire des patients diabétiques, à qui ces équipements sont d'ordinaire adressés. «Avoir un pic glycémique après avoir mangé une tartine de confiture, c'est tout à fait normal, cela fait partie du métabolisme. Vouloir gommer ces pics glycémiques, quand on n'est pas malade, est une ineptie», a déclaré en juillet à BFMTV Jean-François Thébau, vice-président en charge du plaidoyer de la Fédération française des diabétiques. «Ces capteurs sont destinés aux diabétiques, on n'a rien à faire avec si l'on est en bonne santé, hormis éventuellement pour des études scientifiques sérieuses», abonde François Jornayvaz. Et ce d'autant que sans être en pénurie, les stocks de capteurs sont fragiles, ont confié des pharmaciens interrogés par le média français.
Assez bien vulgarisé, le livre de Jessica Inchauspé a le mérite d'exposer les problématiques liées aux glucose: en manger trop entraîne souvent un excédent calorique pouvant effectivement conduire à des problèmes de santé, obésité et diabète de type 2. Mais telle une grand-tante découvrant sa première smartwatch, l'autrice s'est noyée dans un océan de données glycémiques personnelles. Il n'y avait rien à en tirer, mais elle s'est néanmoins appliquée à les interpréter en essayant d'appuyer ses conclusions sur des études scientifiques parfois totalement anecdotiques — un cas d'école de ce qu'on appelle le «cherrypicking scientifique»: choisir arbitrairement des résultats qui vont dans le sens d'un propos, en omettant tous ceux qui disent le contraire.
Et pour celles et ceux qui veulent faire l'expérience eux-mêmes, pas besoin de capteur ni de s'infliger une torture vinaigrée: «il suffit de choisir les aliments les moins transformés possible tels que les légumes, de boire de l'eau et non des boissons sucrées et de se limiter à 2 ou 3 fruits par jour: cela permet d'éviter de grandes quantités de sucres au quotidien», conseille François Jornayvaz.