Quand on y pense, la raclette, c'est un peu deux écoles. Four tradi ou raclonette, nature ou aromatisée, vin blanc ou thé… Je n'étais donc pas surpris qu'à Morgins (VS), aux premiers championnats du monde de la raclette, c'était un peu deux salles, deux ambiances.
D'un côté, il y avait ce qu'on peut raisonnablement attendre d'un tel festival: deux gigantesques chapiteaux, abritant une foule festive, gavée de fromage fondu et de vin blanc. Ça sent le fromage, la clope et le graillon, c'est bruyant, ça rit très fort, c'est un joyeux bordel, bref, c'est la fête.
On déguste en silence
Mais franchissez trois mètres plus loin les portes de la salle de spectacle municipale, et vous voilà plongés dans un silence de cathédrale. C'est ici, en effet, qu'a lieu la compétition proprement dite.
Deux jurys, l'un professionnel et l'autre amateur, dégustent et notent avec sérieux et concentration des fromages à raclette, la mine impassible. Des serveurs les débarrassent et reviennent inlassablement avec des assiettes remplies, dans un ballet qui semble ne jamais devoir cesser.
Quelque 87 fromages de sept pays – de la France au Canada en passant par la Roumanie, mais surtout des Suisses – s'affrontent ce week-end pour décrocher le titre convoité de champion du monde de la raclette.
Plus de 40 médias présents
L'événement cartonne, pour une première édition: «On attendait à peine 40 participants», s'étonne encore Laurent Ecœur, le co-responsable du concours. Il y en a plus du double, donc. Les chapiteaux sont pleins à craquer en début d'après-midi. Dans la salle, près de 40 médias jouent des coudes, et pas que des Suisses: TF1, l'AFP ou encore Quotidien sont présents.
Pour ne pas mélanger les torchons et les serviettes, la compétition se déroule en trois catégories de fromages: ceux au lait cru, d'alpage ou non (les catégories reines) et le reste, ceux fabriqués au lait thermisé ou pasteurisé, dans lesquels on trouve les fromages aromatisés (poivre, ail), ceux au lait de brebis ou de chèvre, ainsi que la plupart des fromages industriels. Bizarre de les voir ici, sachant qu'ils sont généralement peu considérés et exclus des appellations d'origine contrôlée. Mais il faut sûrement faire plaisir aux sponsors.
Des juges pros et amateurs
Comme dans chaque compétition de bouffe, le jury évalue un certain nombre de critères avant de donner une note finale. Le fromage était-il bien fondu? Pas trop filandreux, ni trop farineux, ou trop gras? Voilà le genre de points qui sont attentivement considérés à chaque bouchée.
Et des bouchées, il y en a beaucoup: les juges doivent en goûter une vingtaine, rien que lors des phases finales, après un premier écrémage ce qui, pour des fromagers, n'a rien de très inhabituel. Ha, et c'est 40 grammes à chaque service, tout de même.
«En général, ils ne mangent pas tout, ça ferait trop», précise toutefois Laurent Ecoeur, le coresponsable de concours. Entre deux assiettes, les juges s'envoient une rasade de thé noir pour se rincer le gosier, et hop, c'est reparti pour un tour. J'ai beau avoir moi-même été juge de concours de barbecue, je ne peux m'empêcher d'envier cette bande de veinards.
Mais tout cela, ce n'est certainement que routine pour le jury professionnel, avec des pointures comme le truculent Eddy Baillifard, le «roi de la raclette du Valais», ou encore les Français Laetitia Gaborit et Bernard Mure-Ravaux, deux fromagers Meilleurs ouvriers de France.
Douze racleurs héroïques
Pour racler tout ça dans les règles de l'art, une équipe de douze racleurs professionnels s'active dans une salle attenante. Si le concours se déroule dans une cathédrale, ici, c'est le saint des saints. Il y fait chaud, ça sent très, très fort le fromage, et comme à côté, on travaille en chuchotant.
Petite particularité de la compétition: les racleurs doivent scrupuleusement éliminer la religieuse, c'est-à-dire toute trace de croûte et de grillé. On obtient ainsi ce qu'ils appellent le «filet», le cœur de la meule. «Durant l'affinage, une morge, couche de matière organique produite par les micro-organismes, se dépose sur la croûte des fromages, explique Jean-Michel en raclant avec souplesse. Ça donne beaucoup de goût, mais on l'enlève en compétition pour ne juger que le goût du fromage.»
Après chaque raclée, il découpe habilement les croûtes qui dépassent sur les côtés de la meule et les jette dans un seau. Un seau rempli de religieuses, donc. C'est triste, mais c'est ainsi, c'est la compétition. Les agents de sécurité m'empêchent de repartir avec le seau, qui constituait selon moi le plus beau des trophées. Dommage.
Et le fendant qui va bien
Le poste de racleur m'a l'air fort stratégique. «Oh oui, je les goûte tous», me confirme Jimmy en réglant son four. Lui en est à sa huitième demi-meule raclée depuis ce matin, et même si une dégustation vient de prendre fin, il n'est pas près d'avoir terminé.
La phase finale des fromages pasteurisés vient de prendre fin. Toujours sympa, Eddy Baillifard descend remercier les racleurs. Je sais qu'Eddy n'affectionne pas spécialement le lait pasteurisé, mais il reste diplomate: «Il y a du niveau, celui que j'ai le mieux noté était top! Ça progresse.»
Les racleurs ont encore pas mal de travail devant eux. Et où est le verre de fendant, qu'on sert au racleur comme le veut la tradition? «Ici, me répond Jimmy en produisant un petit godet en plastique. D'ailleurs, il est vide.» Que la raclette progresse ou non, il y a des choses qui ne changent pas, et c'est comme ça qu'on l'aime.