Ils se sont à peine remis de tous les bonbons engloutis pendant Halloween, ils n'ont pas encore préparé leurs estomacs pour les repas de Noël, et les voilà qui passent à table pour le banquet le plus pantagruélique de l'année: Thanksgiving. Une fête que les Américains ne manqueraient sous aucun prétexte.
La célébration vient d'avoir lieu comme chaque troisième jeudi de novembre. C'est un jour férié aux États-Unis, mais pas en Europe, et les expatriés le fêtent donc en général le samedi qui suit. Et cette année, Blick a été invité au dîner de Thanksgiving organisé par la Californienne Marikka et son mari valaisan David, couple établi avec leur fils James à Arzier (VD).
Aux racines des États-Unis
Les origines de Thanksgiving remontent à 1620. Un groupe de colons anglais débarque du Mayflower dans la baie de Plymouth, au sud de l'actuelle Boston. En grandes difficultés pour leur survie suite à un premier hiver catastrophique, ils trouvent le salut grâce à deux Amérindiens de la tribu des Wampanoags qui leur apprennent à chasser, pêcher et cultiver du maïs.
Pour célébrer les récoltes inespérées, les colons organisent l'année suivante un grand banquet pour remercier Dieu et cette tribu, d'où le nom Thanksgiving (rendre grâce/dire merci). La fête en elle-même n'a été instaurée qu'un siècle et demi plus tard. Plusieurs historiens et groupes amérindiens remettent toutefois en cause cette interprétation, avançant que les Européens auraient surtout exterminé les autochtones dès leur arrivée au Nouveau Monde. Dans le contexte actuel de remise en question de la place des minorités ethniques, certains s'interrogent sur le sens à donner à cette fête.
Alors que j'observe Marikka préparer un menu qui aurait fait tenir les passagers du Mayflower tout l'hiver et sans doute celui d'après, je m'interroge sur l'esprit de Thanksgiving. La fête reste très populaire - peut-être davantage que Noël - aux États-Unis, où elle revêt désormais un aspect moins historique, moins religieux.
«Les Américains célèbrent eux aussi Noël, mais Thanksgiving est une occasion spéciale, moins religieuse, plus simple, sans cadeaux et donc sans attente particulière. C'est surtout une occasion de retrouver sa famille et ses amis autour d'un bon repas», détaille Marikka en préparant une bonne grosse dinde farcie de cinq kilos. «Oh ça, c'est une petite, s'excuse-t-elle presque. Aux États-Unis, elles pèsent facilement 20 livres [9 kg]». Normal, tout est toujours plus gros aux États-Unis.
Est-ce là le reliquat de la famine traversée et des épreuves passées par les Pilgrim fathers, nom donné aux colons anglais? Toujours est-il que les agapes de Thanksgiving sont gargantuesques. Marikka a préparé un menu traditionnel époustouflant, fruit d'une préparation méticuleuse dont j'ai pu avoir un aperçu.
Le menu de Thanksgiving traditionnel
La dinde, d'abord, est remplie d'un stuffing - une farce - de pain et de légumes, et habillée de bouquets de sauge. Sa chair est injectée avec une marinade à base de bouillon et de beurre, pour la rendre bien juteuse. Cette volaille XXL cuit en barbotant dans un peu de bière au milieu de carottes, oignons et branches de céleri qui, en rôtissant, déposent des sucs sur la plaque.
Ces derniers sont ensuite déglacés et récupérés pour la confection du gravy, un épais jus de volaille à se taper le cul par terre dont on nappe ses légumes. Dans mon cas, j'en remplis un cratère creusé au sommet d'un monticule de purée de pommes de terre. Comble de gourmandise, Marikka glisse des morceaux de beurre entre la peau et la chair de la dinde, de quoi s'assurer qu'elle ne sèche jamais.
À part cette impressionnante pièce maîtresse, ce cordon bleu a préparé une foule d'accompagnements. Il y a d'abord deux autres stuffings à base de pain - l'un à la saucisse, pommes et cranberries séchées, l'autre aux champignons, sauge et saucisse. Ils ne sont cependant pas insérés dans l'animal, mais rôtis à ses côtés, dans des plats en pyrex.
En croquant dans ces cubes de pains, je tombe sur de la mie imbibée du gras des saucisses et d'autres saveurs entremêlées, et sur les croûtes qui donnent un peu plus de consistance, avec leurs légères notes grillées. C'est un délice qui rappelle le pain perdu à la française, version salée. «Chaque famille a ses propres recettes de stuffings» qui constituent un marqueur de l'identité de la culture gastronomique du Thanksgiving, raconte Marikka.
Celle-ci prépare ensuite des patates douces nappées de sirop d'érable et parsemées de noix de pécan. On les sert parfois confites dans le sirop et des épices, pour le dessert (candied sweet potatoes). Ici, elles seront simplement servies en accompagnement sucré-salé.
Parce qu'il ne faut jamais oublier la verdure, la cheffe a également prévu des choux de Bruxelles ainsi que des haricots verts au bacon. Son mari a aussi confectionné une sauce aux cranberries acidulée. Quant aux desserts, il s'agit de quatre (oui, quatre) tartes américaines, ces fameuses pies bien profondes, à la courge, aux pommes et une autre aux noix de pécan.
Évidemment, tout cela laissera quantité de restes propices à manger, sandwiches et autres plats dans les jours qui suivent. «Il y a plusieurs recettes qu'on fait pour accompagner les restes, j'essaie de ne rien gaspiller, même les os de la dinde me serviront à faire des bouillons», dit la cheffe.
Déjà-vu
J'ai de la chance: mon hôtesse est manifestement une cuisinière accomplie. Mais les repas de Thanksgiving ne sont pas tous de cet acabit. «Une année, on nous a servi une salade à base cranberries en sauce, de noix de pécan et de marshmallows, c'était infect!» se souvient Kerry-Ann, une amie britannique du couple venue passer la soirée avec son mari Patrick.
Après avoir vécu six ans au Texas, Thanksgiving est devenu une soirée importante, pour elle aussi. «Un de mes meilleurs souvenirs de Thanksgiving, c'est une soirée chez des amis texans. La bouffe n'était pas formidable, mais nous nous sommes vraiment sentis bienvenus, il y avait un esprit particulier.»
C'est cette notion d'accueil spontané qui, selon elle, définit ce qu'est cette fête. «C'est vrai qu'il y a une face sombre de Thanksgiving, surtout pour nous, Britanniques, qui avons profité des Amérindiens avant de les chasser. Mais il y a aussi le partage de la nourriture avec autrui, c'est quelque chose de profondément humain. Le soir de Thanksgiving, il n'est pas rare d'inviter des connaissances, voire des inconnus qui n'ont pas forcément la chance de pouvoir passer cette soirée en famille. Je trouve que cela représente bien la culture américaine, où il y a certes de la négativité, mais aussi beaucoup d'hospitalité et de solidarité.»
Alors que le buffet est dressé et que tout le monde remplit joyeusement son assiette, je m'apprête à découvrir mon premier repas de Thanksgiving. Et malgré le caractère inédit, je suis frappé par un sentiment de déjà-vu. Non, tout cela n'est pas nouveau. Retrouver la famille, rencontrer des amis. Siroter un apéro en épluchant des patates ou en équeutant des haricots. Plaisanter autour du buffet. Remplir son assiette de mets pleins d'amour quasi maternel car à la fois simples, délicieux et réconfortants, avec en fond sonore les rires des enfants qui jouent dans un coin: tout le monde a déjà vécu cette joie découlant de la simplicité de partager de bonnes histoires et de bons moments autour d'un bon repas. Ne serait-ce pas ça qui définit cette fête, finalement? «Je crois que tu as bien saisi l'esprit de Thanksgiving», sourit Marikka.