J’ai un attachement tout particulier pour Anne-Sophie Pic. Sans doute, un peu, parce qu’elle est une femme. Et que dans ce monde où les hommes ont longtemps régné en maîtres, cela compte un peu plus qu’ailleurs. Sans doute aussi pour ce calme tranquille, cette attention discrète, ce regard doux qu’elle porte sur vous derrière ses lunettes rondes, cette façon d’appuyer son propos avec les mains. Non pas dans le but de convaincre un peu plus. Juste une manière d’aller encore vers vous.
Lors de l’ouverture du restaurant Pic au Beau-Rivage Palace en 2009, j’étais là. Pour sa première adresse hors de Valence, la cheffe avançait à pas feutrés. Comment trouver sa place dans ce bout de Suisse où des noms comme Philippe Rochat, Gérard Rabaey ou encore Guy Ravet étaient au firmament? Comment faire sien ce terroir romand et l’intégrer dans sa propre cuisine?
Il y a quinze ans, les recettes de Jacques, figure paternelle adorée, s’imposaient encore sur l’un des deux menus proposés à Lausanne. Puis, petit à petit, avec le temps, l’autodidacte passionnée s’est affranchie pour explorer ses propres possibles. Les sauces sont devenues bouillons délicats, le thé, le café, ces boissons de fin de repas se sont invités dans ses recettes. Sa passion pour le Japon a amené de la légèreté, du voyage. La cuisinière, devenue la cheffe la plus étoilée au monde, désormais à la tête, avec son époux David Sinapian, d’un petit empire de la gastronomie, a gagné en audace, en créativité et en liberté. Sans jamais perdre de son élégance.
Une salle à la mesure de la cheffe
Hier soir donc, avant l’ouverture officielle aujourd’hui, et après un an de travaux, le nouvel écrin lausannois d’ASP ouvrait ses portes. Plus de lumière, plus de douceur, entre couleurs poudrées, céramiques minérales et fleurs de paraffine.
Pour laisser libre cours à la créativité de la cheffe sommelière Paz Levinson, et accueillir le client les yeux dans les yeux, une «table de créations», sorte de bar voué à tout ce qui se boit, a été ajoutée à l’expérience. Une poya, sur laquelle on reconnaît l’agrumiculteur Niels Rodin et la vigneronne Marie-Thérèse Chappaz, rend hommage aux indispensables partenaires de création. Ici une vitrine dévoile les fameuses lunettes rondes de la cheffe. Là, c’est un livre de cuisine blanc, qui nous parle d’imprégnation – sa philosophie culinaire.
Et dans l’assiette alors, puisque c’était le but de notre visite? Nul doute que le terroir romand y a trouvé sa place. On y plonge d’ailleurs dès les prémices, à travers un bricelet gourmand garni de gruyère caramel, une tartelette à la tomate rose de Berne. Plus tard dans ces poissons du lac, féra et omble chevalier pêchés presque aux pieds de l’hôtel. Et dans cette Tête de Moine offerte en pénultième étape, au naturel ou en tartelette cuisinée accompagnée du bien aimé mélilot et de cire d’abeille prélevée dans les ruches de l’hôtel. Enfin, en croquant dans cette meringue mignardise garnie de double-crème, hommage à cet emblème de la Gruyère, ici à peine relevée de citron noir fumé.
La délicatesse, le raffinement, cette subtilité unique surprennent toujours, encore, à travers cette féra maturée quelques jours - une technique inédite ici, rapportée de son restaurant londonien – cuite tout en légèreté et assortie d’une crème d’amandes et de poudre de figue, comme un voyage exprès vers les saveurs de la Drôme provençale chère au cœur de la cheffe valentinoise.
Les berlingots, signature d'Anne-Sophie Pic
Nés ici du désir d’Anne-Sophie Pic de s’approprier le fromage à fondue, les fameux berlingots cœur coulant nous en font voir, depuis, de toutes les saveurs. Ce soir, ils déclinent le fromage de chèvre du Mont Gibloux et s’ébattent dans un velouté de maïs relevé de safran et de lavande. C’est délicieux et parfaitement sublimé par un accord de thé vert coréen sauvage toasté à la température ajustée choisi par Paz Levinson.
Ensuite, que dire de cet omble chevalier, dont la délicatesse de la chair saisie au barbecue japonais vient se confronter à une croûte d’algues, de sarrasin? Dans sa sauce, le café vient jouer les invités de dernière minute. Autour d’une côte de chevreuil de chasse d’été à la saveur subtile marinée et fumée à la baie de Genièvre et impératoire, la tomate confite joue les discrètes. Mais on la retrouve en bluffant accord dans une boisson créative de haute volée composée d’un café infusé au Chemex par une clarification de tomate. Un goût inédit, qui confère au sublime, comme un jus de viande au verre, qu’on n’aurait jamais expérimenté avant.
En guise d’épilogue, on choisit le fameux millefeuille blanc, dessert signature que l’on avait découvert ici même dans une version toute géométrique. En cette fin d’été, il trône en petit dôme, recouvert d’une tombée de feuilles mortes et s’imprègne de bière vaudoise à la reine des prés.
En 2009, Anne-Sophie Pic choisissait Lausanne pour conquérir d’autres palais. En 2024, avec ce lieu encore plus beau, elle poursuit sa révolution. Tout en douceur mais avec un talent immense. Et on lui prédit encore bien des étoiles.
Restaurant Pic
Place du port 17-19, Lausanne
Menu 7 plats à partir de 330 francs