Dans cette fresque documentaire, Frederick Wiseman, le plus francophile des réalisateurs américains, habitué des docu-films sur de grandes institutions culturelles françaises, nous offre un documentaire intimiste et sensoriel dans l’univers feutré du restaurant triple étoilé «Les Troisgros», situé à Roanne (France).
Ouvert en 1930, il est l'un des rares restaurants français à afficher trois étoiles au compteur sans discontinuer depuis plus de 50 ans. Michel Troisgros, qui célébrera cette année ses 65 ans, vient de passer le relais à son fils, César. Quatrième génération chez Troisgros, celui-ci hérite donc d’une tradition qui perdure depuis un demi-siècle.
Mais alors, que valent vraiment les «menus» chez Troisgros? Retour sur une expérience culinaire d’excellence à faire une fois dans sa vie, et réservée 9 mois à l'avance.
La mise en bouche: féérique
Tout d’abord, se rendre dans un tel établissement, pour le commun des mortels du moins, c'est toujours une célébration. Cette fois, c'est avec toute ma belle-famille que je me rends à Ouches, aux encablures de Roanne (dans la Loire, en France). Bocuse, Troisgros, ces noms résonnent pour eux plus que pour d’autres: la famille est originaire du coin et vit depuis toujours en banlieue lyonnaise.
On ne peut évoquer la cuisine Troisgros sans parler de son sublime écrin: le Bois sans Feuilles. Ce lieu est une poésie. La lumière d’automne rasante sur les pâturages environnants souligne un un léger brouillard, le vent est glacial. Après presque trois heures de route depuis Genève, la bâtisse apparaît enfin, nichée dans la verdure. Pour atteindre la porte, on emprunte une allée abritée sous une succession d'arches métalliques succinctement végétalisées, où sont suspendues des décorations en verre: le charme est complet.
L’un des maîtres d'hôtel nous ouvre la porte pour nous accueillir et nous saluer. Chaque groupe de convives a le droit au même rituel. On nous montre les cuisines, immenses, calmes, où se joue, depuis quelques heures déjà, le ballet des toques. Aujourd’hui, pas de César aux fourneaux, Michel (le père) dirige la cuisine.
En silence, presque intimidés, nous pénétrons enfin dans le Bois sans feuilles, allégorie naturaliste et contemporaine de la forêt, imaginée par l'architecte Patrick Bouchain. Les salles à manger, entièrement vitrées, offrent une vue magistrale sur les chênes centenaires du parc. Si l’ambiance est feutrée, le service est étonnamment décontracté. Seule la maître d’hôtel, dans une robe noire minimaliste, fait preuve de réserve (peut-être même un peu trop). Ses collègues, plus souriants, font de leur mieux pour mettre la tablée à l’aise. La meilleure partie? Voir toutes ces familles enchantées savourer sans retenue le plaisir unique d’être là.
Les entrées: tout en finesse
Le grand menu, intitulé «ce jour-là», est à 360 euros par personne sans boissons. Évidemment, on se fera plaisir: l'addition finale s’élèvera à 2600 euros pour six adultes.
Après quelques amuse-bouches vient la première entrée baptisée «sous la coque des coques», accompagnée d’un feuilleté de maïs en corolle. Pour cette assiette au coloris vert très doux, sous une coque de jus de coque, translucide telle un lac gelé à l’orée du jour en hiver, se révèle un bouillon froid de poire marinée avec des morceaux de fruits et de coques. C’est joli et très frais: un régal.
Vient ensuite l’assiette de chou pointu et de caviar français. Ce jardin marin aux effluves iodés s’intensifie en saveurs grâce à un mélange d’algues marines dont la douce amertume est bien contrebalancée par un beurre blanc qui s’écoule généreusement l’assiette. À la suite arrive l’une de mes entrées favorites, le «cache-cache d’écrevisses». Depuis le début du festin, les assiettes se dévoilent en différentes couches, où le produit star se laisse désirer, souvent camouflé au milieu des éléments de chaque assiette. Ainsi, sous un petit monticule d’herbes et de fleurs du jardin, fraîches ou frites, on découvre la délicatesse magnifique des écrevisses du lac de Grand-Lieu.
Viennent ensuite les escargots de la région, élégamment bordés d’une fine tranche d’aubergine chinoise et de tomate, relevés de coriandre vietnamienne et d’un bouillon d’eau de tomate vinaigrée parfaitement acidulé. Les saveurs sont renversantes.
Les plats principaux: classiques
C’est désormais l’heure des plats, qui m’enchanteront bien moins. Même si tout est parfaitement maîtrisé, ils se font plus classiques, comme pour s’excuser de l’audace du début de repas. Il y a d’abord l’aiguillette de Saint-Pierre à l’amande, à la ligne très pure, puis la canette à l’orange et au blé noir et son savoureux jus épicé. Tout est délicieux évidemment, même si rien n'est complètement transcendant. Le célèbre saumon à l’oseille semble avoir disparu des menus, ce que regrette mon beau-père, qui en garde un souvenir ému.
Fromage et dessert: étonnante légèreté
La légèreté des recettes permet à la tablée de s’attaquer avec entrain à l'incroyable et odorante sélection de fromages. Par la suite, l'étonnant premier dessert me redonne de l'enthousiasme à la dégustation même si le dressage volontairement désorganisé et déstructuré manque selon moi de charme et de modernité. Les goûts en revanche détonnent, avec un dessert au cassis doublé d’une crème glacée à l'élixir de chartreuse et surmontés de larges éclats de meringue saupoudrés de pistache. Même étonnement pour le second dessert tout aussi contrasté qui décline le chocolat avec la menthe et le pamplemousse: aussi rafraîchissant qu’énergisant.
La Maison Troisgros- Le Bois sans feuille, 728 Route de Villerest, 42155 Ouches