Lorsque je lui pose des questions sur les cocktails classiques, je sens bien que le sujet n’intéresse que moyennement Victor Topart. Le trentenaire originaire de Vannes en Bretagne est un mixologue créatif, c’est même ce qui l’a mené dans ce métier: après une formation dans l’hôtellerie-restauration effectuée en France, il s’est vite rendu compte qu'«[il] voulait servir [ses] propres créations, et pas celles des autres».
Tant mieux pour lui, parce que sans quoi il n’aurait probablement jamais remporté le titre de Barkeeper of the Year, l’automne dernier, une consécration qui a valu un beau coup de projecteur à ce souriant barman et son équipe du Crapule Club, à Fribourg, où il m’a reçu.
Ils ont de la veine, les Fribourgeois, d’avoir pareil établissement cosy et décoré avec soin, dont tout le mobilier a été créé pour l’occasion par un designer espagnol. Un «club/bar à cocktails» comme il le définit, où l’on vient prendre l’apéro après le travail, voire danser pour celles et ceux qui restent un peu plus tard.
Le baiser de la jungle
Ambiance feutrée, belles moquettes, fauteuils dodus, jolis néons sans oublier la pièce maîtresse: un grand comptoir derrière lequel trônent une foule de bouteilles dans lesquelles on a envie de se noyer.
Les frères Jaton – derrière d’autres sympathiques établissements dont Les Trentenaires – ont mis Victor aux commandes du bar où il signe une carte sophistiquée d’une vingtaine de créations et de classiques «mais avec un twist». Les propositions évoluent au rythme des saisons, et «on crée des cocktails à la demande en fonction des goûts que les clients aiment ou veulent éviter», ajoute Victor.
Ça tombe bien, moi, mon goût du moment c’est les fruits exotiques. Alors Victor se met au boulot et me fait goûter son Milk Punch maison. Servi dans un grand verre rond, déposé dans un support sylvestre, le liquide est d’un jaune pâle, un peu sirupeux.
Victor m’explique que ce cocktail est préparé à partir de jacquier rôti, infusé sous vide dans un mélange de deux rhums choisis avec obsession, auquel il ajoute par la suite du Grand Marnier, du citron et du lait entier. L’ensemble est ensuite filtré (les parties solides du lait caillé sont éliminées) pour récupérer le précieux nectar.
En bouche, c’est doux, pas tant sucré que ça, et le breuvage tropical laisse une sensation soyeuse, comme après un baiser échangé avec la déesse de la jungle. Oui bon je m’enflamme, mais il est 15 heures et l’alcool monte vite à la tête.
Une connaissance encyclopédique des alcools
Reste qu’il est rare de goûter des cocktails qui demandent autant de boulot en amont. «Il y a deux choses qui me plaisent dans ce métier, me dit Victor, c’est cette liberté de création, et toutes ces connaissances à acquérir sur les fruits, les liqueurs, les procédés de fabrication». Il est clair que ce barman jovial dispose manifestement d’une connaissance encyclopédique absolument incroyable et connaît son Latin sur le bout des doigts. «Comme un sommelier qui connaît les cépages et les terroirs, un barman retient toutes ses recettes par cœur.» Inutile de vous le dire, si vous lui rendez visite, évitez de lui commander un Mojito, vous lui fendriez le cœur. «C’est comme commander un steak frites dans un grand restaurant», soulève-t-il.
Plus je discute avec lui plus je me rends compte que ce métier ressemble beaucoup à celui de chef de cuisine – la toque et les étoiles Michelin en moins. Pourtant le parcours de Victor n’a rien à envier à celui des jeunes chefs. Il commence par se former dès l’adolescence à l’Hôtel du Palais, un palace à Biarritz, puis rejoint Valence où il officie dans une discothèque, avant de gagner l’Ecosse et le luxueux Gleneagles Hotel entre autres, puis atterrissage au Lausanne Palace, aux côtés d’Edgard Bovier. Mais après tant de luxe, Victor a voulu découvrir d’autres horizons en travaillant dans des bars à cocktails, à Lausanne, et désormais à Fribourg donc.
Le concours Top Chef des barmen
Et comme les chefs, le voilà qui participe à des concours à la Top Chef pour devenir le meilleur barman de Suisse. «C’est moins intense que Top Chef!» rigole-t-il. Ouais d’accord, enfin après avoir passé diverses épreuves de sélection, les finales du concours Swiss Bar Awards, qui ont eu lieu à Zurich en septembre, consistent à préparer le meilleur cocktail à partir d’un panier mystère contenant 7 ingrédients. La boisson qui doit être réalisée sur scène devant un public puis présentée à deux jurys, l’un qui évalue le comportement et la sympathie du barman, et l’autre les saveurs du breuvage.
Notre Fribourgeois a remporté la palme avec son Cura Helvetica, un cocktail tout en fraîcheur combinant entre autres du citron, de la menthe, de la ginger beer et de la williamine infusée au concombre et baies de Timut. «On a eu un été pourri l’an passé et donc j’ai voulu créer quelque chose d’estival et d’ensoleillé», se marre Victor qui me précise que le caractère aléatoire du processus créatif: «Certains cocktails sont inventés en trois minutes sur le comptoir, pour d’autres ça peut prendre des semaines en fonction des produits et des techniques».
Pures créations ou non, les cocktails n’échappent pas aux tendances, me confirme ensuite Victor: «Dans les années 1990 et 2000 on était sur du très sucré avec les Caïpirinha et les Mojitos. Maintenant les gens recherchent plutôt de la fraîcheur, de l’amertume également car beaucoup se sont fait le palais avec les gins et les spritz et recherchent désormais ce type de saveurs».
Autre trend repéré, en provenance des Etats-Unis, les «no and low», soit les cocktails avec pas ou peu d’alcool, mais pas de simples mélanges de jus de fruits: les alcooliers proposent désormais des versions sans alcool de leurs liqueurs, pour retrouver ses cocktails préférés, mais sans être bourré. Curieux, je sais.
Je ne sais pas si c’est parce que mon Milk Punch arrive à sa fin, mais Victor est décidément très sympathique. On se sépare sur quelques conseils pour qui veut débuter et faire des cocktails chez soi: «partir sur des Spritz, des Hugo, voire des Margaritas si on a un mixeur, ce sont des cocktails parfaits pour débuter. Et surtout, ne pas se mettre la pression, on peut se tromper et obtenir une bonne boisson quand même», rassure le bartender. N’hésitez pas ensuite à tester quelques mix de votre cru: «La création, c’est le moteur de notre métier», me rappelle Victor.