«La cuisine de Benoît Carcenat est en train d'exploser», ai-je écrit l'automne dernier, alors que le GaultMillau venait de le sacrer chef de l'année 2022. Pompeux, exagéré, dithyrambique? Non, juste insuffisant. Quelques mois plus tard, après avoir pu enfin m'attabler à la Table du Valrose, son restaurant à Rougemont (VD), je pense avoir été à des années-lumière d'imaginer la qualité, la créativité, l'esthétisme, l'exotisme et l'audace qui définissent sa cuisine et qui font de cette table un rendez-vous incontournable de la scène gastronomique romande.
Dans son écrin alpin, sis en face de la gare de Rougemont, le chef et son équipe accueillent depuis 2021 les convives dans une salle somme toute classique, avec ses nappes immaculées tirées au cordeau, ses bois des montagnes du sol au plafond, et son mobilier design. Du tradi très chic qui sait toutefois rester chaleureux. Dehors, la vue sur le Rubli (2285 m) est somptueuse. Dedans, la collection de Chartreuse dont de très rares bouteilles, l'est tout autant. L'endroit sait se faire hospitalier, surtout avec l'aimable personnel, sympathique sans être guindé ni envahissant.
Aux fourneaux, Benoît Carcenat, 45 ans ou presque, a un pedigree des plus grands. Ce Périgourdin d'origine et Meilleur ouvrier de France, passé par chez Joël Robuchon, Philippe Rochat, Benoît Violier, puis par l'école de Glion, une étoile Michelin et 18/20 au GaultMillau, s'est lancé corps et âme dans ce nouveau projet.
«Quand on m'a proposé de venir ici, j'ai dit d'accord, mais on y va tout de suite à fond», m'avait-il raconté lors d'un entretien l'automne dernier, alors qu'il venait d'être sacré chef de l'année GaultMillau. Une manière de dire qu'à son âge, et avec son expérience, il n'était pas question d'attendre 10 ans pour aller orteil après orteil dans la grande gastronomie. C'était comme au poker: all in, sinon rien. Cuisine savoureuse de produits locaux, petites touches exotiques ramenées de ses voyages, dressages magnifiques: le pari est tenu, et au-delà.
Des plats ludiques, et des souvenirs
Après un cocktail apéritif (on conseille de rester sur les créations du bartender, les classiques s'étant révélés bien moins intéressants) et quelques amuse-bouches dont de mignons petits tacos à la pulpe de tomate faits dans des tortillas croustillantes, façon tostadas mexicaines, les festivités s'ouvrent avec la tomate grappe d'une ferme du coin.
Légèrement travaillée à la flamme, c'est une généreuse tranche rouge vif surmontée d'une rouille au maïs et de quelques croûtons. A ses côtés, une belle quenelle de caviar Osciètre exhibe de beaux grains réguliers, et alors qu'on craint à sa vue de tomber dans du cliché de gastro coincé, voilà que la dégustation devient ludique. On doit à ce moment-là choisir un condiment au choix parmi trois (à l'ail, aux herbes ou encore aux notes iodées). On hésite, on goûte, on partage cette entrée sous les meilleurs auspices. C'est tout de suite moins prout-prout, plus convivial. Très malin.
Madeleine de Proust contagieuse
La grand-mère de Benoît Carcenat était une cuisinière professionnelle, et son grand-père l'emmenait aux champignons quand il était petit. Comme un hommage à ces deux modèles, le plat suivant faisait honneur aux chanterelles du pays, servies avec un jus grassouillet, deux gourmandises visiblement sorties de ses souvenirs. On se délecte de champignons cuits, crus, servis avec de la laitue celtuce, aussi appelée laitue asperge, dont on mange ici les tiges coupées en fines rondelles et agrémentées de baies de sureau. Une madeleine de Proust du chef qui se révèle contagieuse, en venant titiller nos propres souvenirs des plats familiaux du dimanche.
Quant au poisson, le chef ne nous laisse pas en reste avec un turbot de ligne de Vendée dont la cuisson s'est achevée doucement entre des feuilles de figuier (certaines étant par ailleurs servies en pickles). Servi avec une agréable purée d'olives et une escabèche blanche, («l'esca'blanca»), ce fut peut-être le plat qui fit l'unanimité ce soir-là, l'occasion de découvrir un type de cuisson inédit et de parfaire une expérience déjà de haut vol.
Touches exotiques
L'autre grande caractéristique de la cuisine de Benoît Carcenat, ce sont ses petites touches exotiques ramenées de ses voyages. Ses minuscules mais délicieuses crevettes bouquets de Noirmoutiers barbotent dans une eau de piments jalapeños qui ne manque pas d'évoquer l'aguachile mexicain.
Les saveurs font même parfois le grand écart avec du miso de noix vertes et de la harissa, qui apparaissent dans son interprétation du veau du Saanenland en deux apprêts (ris et filet). Les ris croustillants se mangent comme des sucettes qu'on sort d'une cloche sous laquelle infuse du thym. Un plat de concours, un peu ostentatoire, qui contraste avec les dressages jusqu'ici lisibles et tout en simplicité.
La pirouette débouche cependant sur un excellent pavé cuit à la perfection, accompagné d'un «jus à manger» très coquin, avec ses billes de citron caviar, et d'un millefeuille d'aubergines et ses petites feuilles du jardin, aux saveurs aussi vivaces que puissantes. C'est un plat raffiné, mais qu'on dévore. On ne sait plus où donner de la fourchette, on se fait des petits combos d'ingrédients avant de saucer un peu et de recommencer, jusqu'à l'ivresse, comme un gamin lâché dans une boutique de bonbons open bar.
Je pourrais m'arrêter là, car je pense avoir suffisamment développé mon argumentaire: la Table du Valrose est sans l'ombre d'un doute le meilleur restaurant de Suisse romande dans lequel j'ai pu manger. Mais je vais quand même vous dire deux mots du dessert, parce que le sucré s'est invité à la fête, et qu'il n'était pas venu enfiler des perles, plutôt décidé à fracasser la porte et squatter sur mon canapé. Pourtant pas un bec à sucre, j'ai été transporté par la «fraîcheur du melon sous toutes ses formes» et son granité fait avec la peau. Nos 5 fruits et légumes ayant été atteints à ce stade, il y avait du gin qui arrosait tout ça. Les framboises du coin, chèvre frais et sauge officinale, ont achevé de rendre tout le monde un peu fou autour de la table.
Avec ce menu, le chef a sur allier passé et présent, ingrédients d'ici et d'ailleurs, précision technique et émotions fortes. C'était une histoire entraînante, cohérente de pied en cap, un restaurant où je meurs d'envie de retourner, saison après saison, pour découvrir la nouvelle carte que Benoît Carcenat a concocté. Prenons les paris: on n'attendra pas bien longtemps avant qu'une nouvelle étoile Michelin vienne enrichir son palmarès. Ou de nouveaux points au GaultMillau, quoiqu'avec 18 au compteur, il ne pourra plus en amasser beaucoup!
La table du Valrose
Place de la Gare 2, à Rougemont