Le 27 septembre 2020, les citoyens genevois approuvaient l’adoption d’un salaire minium applicable à tous les emplois domiciliés sur le territoire cantonal. Le 1er novembre 2020, la mesure entrait déjà en vigueur. Selon le Département cantonal de l’économie et de l’emploi, au moins 20’000 personnes avaient alors vu leur revenu augmenter. Pour la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), ce nombre s’élèverait même à 30’000, soit près d’un actif sur dix, en majorité des femmes.
Établi à 23 francs de l’heure à l’origine, le minimum salarial a ensuite été revu à la hausse chaque année pour refléter l’augmentation générale des prix, comme la loi le prévoit. Il s’élève aujourd’hui à 24 francs de l’heure – soit 4'368 francs bruts par mois pour un emploi à temps plein.
Le risque du travail au noir
Durant la campagne, les milieux patronaux et les partis de droite s’étaient d’emblée opposés à cette mesure, soulignant le danger qu’elle représenterait, selon eux, pour l’emploi et la compétitivité de Genève vis-à-vis des autres cantons où la loi demeure plus flexible. De plus, certains prédisaient une montée en flèche du travail au noir, notamment dans les milieux très concurrentiels.
Des patrons pourraient effectivement choisir de proposer des contrats à temps partiel tout en continuant d’employer leurs salariés à temps plein et en rémunérant les heures restantes au noir. «Nous ne disposons actuellement d’aucun chiffre et les employeurs concernés restent sans doute discrets. Sans pouvoir mesurer le phénomène, nous savons toutefois que le risque existe», indique Stéphanie Ruegsegger, directrice de la politique générale à la Fédération des entreprises romandes (FER) Genève.
Quoi qu’il en soit, deux ans et demi après l’entrée en vigueur du minimum salarial, les syndicats en tirent un bilan positif. «La lutte contre le travail au noir est une composante importante de nos activités, mais nous n’avons pour l’instant pas constaté de recrudescence de ce phénomène depuis l’introduction du salaire minimum», assure Marlene Carvalhosa Barbosa, secrétaire administrative et politique à la Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS).
La mesure a permis à des milliers de personnes de sortir de la précarité, précise-t-elle. «Le salaire minimum n’a pas eu d’impact négatif sur le taux de chômage, qui a évolué de la même façon à Genève et dans le reste de la Suisse. En outre, on constate une baisse du recours à l’aide sociale dans le canton.» Dans le camp adverse, on se garde bien de remettre en cause le principe du salaire minimum dans son ensemble, mais on demande tout de même quelques ajustements.
Discorde au sujet des stages de réinsertion
Pour Stéphanie Ruegsegger, il est urgent de fournir des dérogations pour les stages de réinsertion. «Ces stages se destinent notamment aux personnes en situation de handicap, qui doivent être accompagnées et dont la rémunération doit tenir compte d’une productivité parfois moindre.»
Chez les syndicats, on fronce les sourcils. «La réinsertion professionnelle ne doit pas se faire aux dépens de personnes qui sont déjà en situation de vulnérabilité, argumente Marlene Carvalhosa Barbosa. Exclure ces postes-là d’un salaire décent équivaut à envoyer un signal négatif aux personnes concernées. Néanmoins, les partenaires sociaux et l’État travaillent depuis plusieurs années pour réguler les stages, afin qu’ils permettent la réinsertion sans pour autant devenir un moyen de pression à la baisse sur les salaires. Les discussions donneront probablement lieu à un accord très prochainement.»
Les deux parties semblent toutefois s’accorder sur la question des stages de fin d’études, souvent pointés du doigt pour n’être en somme qu’un premier emploi mal rémunéré. Aujourd’hui, la loi genevoise est appliquée de façon à permettre les rémunérations inférieures au salaire minimum pour les premières expériences professionnelles en lien avec les études, mais à condition qu’elles s’inscrivent dans le cursus académique du stagiaire, ce qui requiert une confirmation de l’école ou de l’université concernée.
Certains y voyaient une menace pour l’emploi des jeunes diplômés sans expérience. Mais la FER Genève se dit plutôt perplexe face à cet argument. «Les prétentions salariales des diplômés de cycle supérieur sont de toute façon plus élevées que 24 francs de l’heure, soutient Stéphanie Ruegsegger. Bien sûr, la sous-enchère existe, mais nous, les milieux patronaux, avons toujours œuvré à ce que l’équité soit respectée. Il nous paraît donc inopportun de remettre le salaire minimum en cause dans ce cas-là.»
Terrain d’entente sur les jobs d’été
Néanmoins, les milieux patronaux demandent davantage de flexibilité concernant les emplois offerts aux jeunes pour leur permettre une première expérience en milieu professionnel et gagner un peu d’argent pendant les grandes vacances. «Il faut être réaliste, poursuit Stéphanie Ruegsegger, pour beaucoup d’entreprises, il s’agit plus d’un cadeau offert à des jeunes, dans la mesure où l’employeur n’a pas vraiment besoin des services rendus, au même titre qu’elle aurait besoin d’un employé qualifié.» La représentante des entrepreneurs genevois souhaiterait voir la limite abaissée en dessous des 24 francs de l’heure pour ce type d’emplois.
Pour Marlene Carvalhosa Barbosa, la porte des négociations est ouverte sur cet aspect-là. «Dans le cas précis des jobs d’été, qui doivent avoir lieu pendant les vacances scolaires et ne pas dépasser 60 jours par an, nous admettons que la rémunération puisse faire l’objet d’une négociation entre les partenaires sociaux.»
Toutefois, le terrain d’entente reste plus flou concernant les jobs d’étudiant dans leur ensemble, incluant par exemple les emplois dans la restauration ou dans la vente. Stéphanie Ruegsegger soutient que de nombreux jeunes inexpérimentés «ne sont pas efficaces tout de suite». Dans les milieux très concurrentiels, «le salaire minimum peut poser problème pour leur employabilité».
«Pour nous, il n’y a aucun débat en cours sur cette question, s’étonne Marlene Carvalhosa Barbosa. Nous estimons qu’employer un étudiant en marge de son cursus académique n’est pas une raison suffisante pour lui refuser le salaire minimum. À notre connaissance, les partenaires sociaux se sont mis d’accord sur ce point.»
Une mesure qui divise toujours autant
Selon ses détracteurs, le salaire minimum s’avère tout simplement incompatible avec le modèle suisse, qui a fait ses preuves en passant par d’autres moyens moins contraignants, notamment les conventions collectives de travail (CCT), ces directives qui établissent les standards en matière de conditions de travail par secteur d’activité, pour assurer une rémunération équitable aux travailleurs. Dans l’ensemble, la méthode n’a pas démérité puisque le marché du travail suisse offre les salaires parmi les plus élevés au monde, tous secteurs confondus.
Il n’en demeure pas moins que la confiance dans l’auto-régulation des partenaires sociaux sur la question des salaires semble s’effriter. Les Genevois avaient, eux aussi, refusé par deux fois d’introduire un salaire minimum au niveau cantonal avant de finalement l’accepter en 2020, dans un contexte de pandémie. Les longues files d’attente devant les stands d’aide alimentaire avaient alors choqué une partie de l’opinion publique. Avant Genève, trois autres cantons – Neuchâtel, le Jura et le Tessin – avaient déjà adopté un seuil de rémunération à l’heure, tous en votation populaire.
En Suisse comme ailleurs, ces mesures contraignantes sont parfois perçues comme une menace pour l’emploi, notamment s’agissant des travailleurs les moins qualifiés. Ce postulat reste toutefois sujet à débat. Selon une étude de l’Université du Massachusetts, l’incidence du salaire minimum sur le chômage serait «limité», tant qu’il ne dépasse pas un certain seuil (environ 59% du salaire médian).
Au bout du lac, où le minimum salarial en 2023 s’élève à 60% du salaire médian, un premier bilan complet effectué par des chercheurs de l’Université de Genève est attendu début 2024.