La peur plane aux abords du lac de Zoug, dans la «crypto-vallée» suisse. Cette région alémanique, où sont implantées près de 1200 entreprises spécialisées dans la blockchain et les cryptomonnaies, n’est pas épargnée par la faillite de la bourse crypto FTX début novembre ni par les aléas du cours du bitcoin.
«Je ne fais actuellement confiance à personne ici», confie un expert à Blick. Un témoignage loin d’être isolé: les 6000 employés de la vallée sont inquiets depuis ces importants événements, bien que personne ne veuille l’admettre en public. Les dirigeants ont certes fait, jusque-là, bonne figure dans les médias. Mais en coulisses, la situation serait tout autre.
L’instabilité des petites plateformes aussi en cause
Les travailleurs de la vallée créée en 2015 ne sont pas les seuls à se faire un sang d’encre. Dans le monde entier, les spécialistes du secteur des cryptomonnaies et de la blockchain craignent que tout l’écosystème s’effondre si une autre grande plateforme d’échange venait à s'écrouler.
Des rumeurs de faillite concernant la bourse de cryptomonnaies crypto.com, basée à Singapour, circulent. Le problème ne viendrait pas non plus seulement des «gros poissons» du secteur.
«De nombreuses plateformes crypto se sont concentrées sur la croissance plutôt que sur la gestion des risques et la comptabilité, ce qui les rend vulnérables aux crises de liquidités et de crédits», explique Ipek Ozkardeskaya, analyste à la banque en ligne Swissquote.
La prochaine faillite crypto sera-t-elle suisse?
À Zoug, c’est le nom d’Olga Feldmeier qui est sur toutes les lèvres. Cette Ukrainienne connue comme la «reine suisse de la crypto» a été l’une des premières à prédire que le secteur suisse des cryptomonnaies sortirait gagnant de la crise provoquée par le scandale FTX.
L’entrepreneure de 44 ans a assuré que sa propre plateforme de trading crypto, Smart Valor, ne serait pas touchée par l’effondrement du secteur. À Zoug, cet optimisme rend les experts sceptiques. «Ceux qui parlent le plus pour dire qu’ils vont bien ne s’en sortent pas si bien que ça», souffle un connaisseur à Blick.
La faillite de Smart Valor sera-t-elle la prochaine à venir dans le secteur? Depuis son entrée en Bourse au début de l’année, l’action de la plateforme suisse a chuté de 80%. D’après son propre rapport financier, Smart Valor a enregistré une perte de 1,2 million de francs au cours du seul troisième trimestre.
Opacité sur l’origine des fonds de Smart Valor
Toujours selon ses propres indications, la plateforme compte 70’000 clients. Ces derniers y échangent, par exemple, des francs suisses contre des bitcoins, et inversement. Rien qu’au troisième trimestre, les transactions des clients se sont élevées à 30 millions de francs.
Pour rappel, FTX a placé l’argent de ses clients de manière risquée et a dilapidé des milliards. Olga Feldmeier assure que cette gestion est à des années-lumière de celle de Smart Valor: «Un mélange des fonds comme chez FTX n’est pas possible chez Smart Valor. Les fonds des clients se trouvent sur des comptes séparés.»
Quant à savoir où se trouvent exactement les fonds, l’entrepreneure ne le précise pas. «Elle manque de transparence et évite de répondre à ce genre de questions en public», lui reprochent des experts du milieu.
Smart Valor ne participe pas au standard de la branche
Une critique qui appartient désormais au passé. Olga Feldmeier a révélé pour la première fois dans quelle banque elle conservait les francs de ses clients: «Sur un compte séparé de la banque Frick, au Liechtenstein, qui n’est désigné que pour les fonds des clients.»
Pour éviter de connaître le même destin que FTX, de plus en plus de crypto-bourses misent sur ce que l’on appelle la «preuve de réserves». Elles dévoilent leurs réserves et montrent ainsi qu’elles sont solvables. En l’espace de quelques semaines, cette méthode s’est imposée comme un standard dans le secteur.
Ce n’est pas le cas de Smart Valor. Olga Feldmeier qualifie le geste d'«inutile». Étant donné que les plateformes de cryptomonnaie ne publient que les actifs et les passifs qu’elles détiennent en cryptomonnaies, et non en monnaies traditionnelles, le modèle est forcément incomplet. «Seul un bilan complet établi selon des normes comptables reconnues peut donner un véritable aperçu des liquidités, de l’endettement et des fonds des clients», avance l’entrepreneure.
Des preuves de sexisme?
En tant qu’entreprise cotée en Bourse, Smart Valor est effectivement tenue de publier ses chiffres annuels. Olga Feldmeier a été l’une des premières à réussir à introduire sa crypto-entreprise en Bourse. Une démarche qui requiert des exigences réglementaires élevées.
«Cela a suscité beaucoup de jalousie, c’est compréhensible», se souvient l’Ukrainienne d’origine. C’est ainsi qu’elle explique que de nombreuses rumeurs circulent à son sujet dans la branche.
Blick a pu constater des relents de sexisme dans les propos de nombreuses personnes interviewées. Le fait qu’Olga Feldmeier soit une femme qui parle volontiers et souvent en public de son succès dans le marché crypto ne semble pas être bien perçu partout.
Daniel Gutenberg, un crypto-investisseur renommé, partage le même constat. Il a investi un montant à cinq chiffres au lancement de Smart Valor et assure qu’Olga Feldmeier est l’une des rares personnes de la vallée de Zoug qui permet à ses clients de faire des bénéfices.
Saignée chez Bitcoin Suisse
Smart Valor n’est pas le seul sujet de conversations dans la crypto-vallée zougoise. Bitcoin Suisse est également mentionné. Le prestataire de services crypto, l’un des premiers à s’être installé dans la région en 2013 et l’un de ses principaux acteurs aujourd’hui, a connu une saignée de personnel à des postes clés. Qu’il s’agisse du président du conseil d’administration (CA), du CEO, du directeur juridique ou du directeur marketing, tous ont été remplacés au cours des douze derniers mois.
Une situation sans doute due à l’année dernière: en 2021, l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma) a refusé de délivrer à Bitcoin Suisse sa licence bancaire.
Alors que la société ne s’exprime habituellement pas sur les autorisations qu’elle délivre, elle a diffusé dans ce cas un communiqué de presse. Ce dernier mentionnait des «Indices de lacunes dans le dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent» de la part de Bitcoin Suisse. En d’autres termes: le service de compliance de Bitcoin Suisse n’était pas assez professionnel aux yeux de la Finma.
«Nous avons renforcé notre gouvernance et nos processus, et approfondi notre collaboration avec les autorités de régulation compétentes, rétorque Verena Schwarz, porte-parole de l’entreprise. Dans le domaine des risques et de la compliance, nous employons aujourd’hui une trentaine de collaborateurs.»
Tous dans le même bateau
Selon ses propres indications, Bitcoin Suisse continue de viser la licence bancaire. Sauf que le besoin en experts de crypto pour atteindre cet objectif n’est pas particulièrement prégnant. D’où les nombreux départs au cours des douze derniers mois.
Bitcoin Suisse a confié les postes à des banquiers expérimentés issus de la place financière traditionnelle. Les suppressions d’emploi ne correspondraient donc «pas [à] un signe d’insécurité, assure Verena Schwarz, mais [à] un signe de développement planifié et d’adaptation de l’entreprise aux conditions changeantes du marché».
Malgré des rumeurs affirmant le contraire, Bitcoin Suisse n’a pas été touché par la faillite de FTX, avance la société. «Notre modèle d’affaires est basé sur la protection des avoirs des clients contre de tels événements, détaille sa porte-parole. Ainsi, à aucun moment les fonds des clients n’ont été touchés, même en relation avec l’effondrement de FTX.»
Les bruits de couloir autour d’Olga Feldmeier et de Bitcoin Suisse trahissent l’importante incertitude qui règne dans la crypto-vallée zougoise. Car même si les entreprises de la blockchain aiment souligner qu’elles n’ont pas grand-chose à voir avec les cryptomonnaies spéculatives, elles sont, qu’elles le veuillent ou non, dans le même bateau et exposées aux aléas du secteur.