Avoir entre 14 et 17 ans aujourd’hui, c’est forcément avoir pratiqué la revente, ou en avoir entendu parler. Du moins, dans le cercle de personnes issues de la nouvelle génération bourgeoise de Suisse romande. Si vous êtes parent de ces jeunes, vous le savez: la plupart sont passionnés, soit par les sneakers et autres articles de marque, soit par l’aspect business de la revente. Mieux: c’est devenu une mode intergénérationnelle, car beaucoup ont grandi avec cette tendance.
La revente, ou resell en anglais, est une activité qui doit tout à l’engouement sans précédent que suscitent les marques comme Nike, Supreme ou Off White, dont les jeunes reprennent les codes et le langage. Cela consiste à acquérir des modèles prisés de sneakers ou de vêtements produits en nombre limité, puis à les revendre avec une marge, via des sites spécialisés comme Stockx ou Kikikickz ou de manière plus underground, en passant par Instagram, WhatsApp et le pair-à-pair. Les niveaux de rareté sont multiples, allant par exemple de paires de chaussures relativement rares mais grand public, à des paires impossibles à trouver. Comme pour les cartes Pokémon, tout l’attrait repose bien plus sur cette rareté que sur une véritable qualité. Des célébrités comme Travis Scott, Virgil Abloh, Kanye West (et sa marque Yeezy), idoles des jeunes, ont fait énormément pour créer cet engouement.
Le resell bien présent en Suisse romande
Ethian Longchamp, un Genevois de 16 ans, s’était essayé à la revente il y a quelques années avec des amis. «J’ai commencé en achetant une paire rouge et blanc à 130 francs. Au début c’est difficile. Il faut avoir un réseau, c’est un peu comme un club privé où il faut être parrainé. Sur le site de revente Stockx, je faisais 20 francs de bénéfice par paire.» Il souligne que Stockx prend sa marge sur les frais, notamment ceux des «legit checks» (vérifications d’authenticité) et les «processing fees» (frais de traitement), qui sont proportionnels à la valeur de la paire. Il faut aussi compter les frais d’envoi des colis.
Yael Peccatus, un Lausannois de 20 ans, s’est lancé il y a 4-5 ans: «J’ai fait de la revente et gagné de l’argent. Par exemple, la marque de streetwear Supreme sortait tous les jeudis de nouveaux modèles. En quelques minutes, c’était sold out». Son ami Eliott Pina ajoute: «Tout tourne autour de la hype, de l’atmosphère créée par la marque. Un t-shirt acheté à 50 francs peut se vendre à 300 francs.» Mais pour l’avoir au prix initial, il faut parfois se rendre à l’international, voire camper à la belle étoile pour l’obtenir. Aujourd’hui, les articles Supreme ne sont plus épuisés aussi vite. Les deux Lausannois veulent désormais miser sur le streetwear suisse: Yael lance une boutique spécialisée dans ce domaine, Memories Store, qui ouvrira bientôt au Flon.
«Sur Stockx, on se fait 10 ou 15 francs de bénéfice sur une paire à 160 frs», confirme de son côté Matteo Rouaux, 17 ans. L'apprenti horloger qui étudie à Lancy (GE) était présent en septembre à la Convention Swisssneaks à Lausanne, pour vendre des paires. «Mais c’est d’abord mon père Richard Rouaux qui m’a lancé dans ce domaine, c’est sa passion».
Une frénésie encouragée par les marques
Une marque est omniprésente dans le monde du resell: Nike. Son application SNKRS propose régulièrement des «raffles»: terme anglais qui désigne des mises en vente de modèles rares, et qui donnent lieu à… de véritables rafles des clients. Ethian Longchamp connaît bien les ressorts de ce marketing digital qui se déroule entre communautés d’initiés, loin des regards du grand public: «Nike réédite des modèles, en nombre limité. Des paires plus iconiques, autour desquelles il y a un engouement.» La «raffle» (ou tirage au sort en français) est encadrée par la marque: les clients doivent s’inscrire sur SNKRS, lancée par Nike en 2015. «Plus on s’inscrit tôt, plus on a de chances de remporter la paire», croit savoir Ethian. Les sites de resellers organisent aussi des raffles de leur côté, lors desquelles les clients inscrits vont gagner le droit de commander la paire convoitée.
Matteo Rouaux a, lui aussi, participé à des raffles. Lui est un revendeur occasionnel, mais avant tout un passionné. Il explique que l’app tire au sort les heureux élus qui pourront conclure l’achat. Sur SNKRS, remporter un achat est si jubilatoire que les deux mots qui s’affichent sur l’écran, «Got ‘Em !», sont devenus cultes, et sonnent comme une conquête. «À l’inverse, «Take an L» signifie qu’on a perdu (d’où le «L» de loser). Très demandée par les adeptes de sneakers, l’app SNKRS n’est toutefois pas disponible en Suisse, mais elle peut être téléchargée depuis la France, comme le savent bien les jeunes romands.
La revente, un jeu boursier comme les autres
Acheter bas et revendre haut: sur les marchés financiers, on appelle cela l’arbitrage, qui permet de profiter d’un écart de prix entre deux marchés différents pour en tirer un gain. D’autres parallèles troublants entre les sneakers et la bourse existent, comme celui des robots. C’est un aspect plus sombre du marché du resell de chaussures: lors des «drops» (mise en ligne de nouveaux modèles Nike), des robots (ou «bots») entrent en action pour acheter le plus de paires possibles sur le site, afin de les revendre beaucoup plus cher, en surfant sur l’engouement extrême qu’elles suscitent. Ces «bots» ou algorithmes «sont capables de commander d’un coup, sous différentes adresses IP, 400 paires en quelques secondes, et rafler toute la marchandise», explique Ethian Longchamp. «Cela mène à ce que seuls les hackeurs parviennent à acheter des paires», constate-t-il.
Une forme de spéculation qui rappelle le trading algorithmique sur les marchés boursiers. Chez des marques comme Nike, les commandes se font au prix catalogue, autour de 120-300 dollars. La marque augmente peu ses prix, car le groupe sait que le marché de la revente lui garantit des volumes démultipliés par la spéculation. Nike ne voit donc pas forcément l’intérêt de contrer les bots, estiment nos interlocuteurs, car cela n’a que des avantages. «L’essentiel se passe principalement aux USA. Ceux qui acquièrent des dizaines de paires posent parfois sur Instagram avec 800 boîtes de sneakers», témoigne Matteo Rouaux. Les revendeurs cherchent ensuite à écouler les paires ainsi râflées, avec une importante marge. Souvent, Stockx sert de référence pour voir à quel prix cotent différents modèles. C’est une sorte de bourse des sneakers et articles de luxe, «mais qui a tendance à surcoter les produits», selon Ethian Longchamp. «On y trouve des estimations généralement très élevées.» Matteo Rouaux préfère le pendant français de Stockx, qui s’appelle Vestiaire Collective. Il l’estime plus fiable. «L’article passe obligatoirement dans les mains d’un expert confirmé et ils sont moins débordés que Stockx».
Dans le resell de sneakers, toute la valorisation repose sur le culte voué à un modèle précis. Comme le modèle Ari Menthol 10. Mythique par l’histoire de son designer et très difficile à trouver, il se paie autour des 12'000 dollars, et jusqu’à 30'000, suivant la taille recherchée. Autre exemple, la Dunk Low Pigeon de 2005, qui vaut entre 50’000 à 240'000 dollars, bien plus que ses rééditions de 2017 et 2019. La Dunk SB Paris peut quant à elle se vendre à plus de 22'000 dollars et pourrait s’acheter au quadruple. Il y a aussi les effets indirects sur toute la gamme. «Quand Travis Scott se photographie avec une paire, cela affecte la cote de toute la gamme, dont le prix augmente à la revente», note Yael Peccatus.
Des fakes toujours plus convaincants
Les boîtes des chaussures aussi, sont importantes. Si on veut revendre une paire sans la boîte, elle se vendra moins bien. On qualifie une paire de «OG» si elle est issue d’une série originale. Le mieux, c’est «OG all», explique Ethian Longchamp: quand la paire vient avec la boîte originale, en parfait état, le nombre total de lacets, et même le papier de soie. «C’est ce que veulent les collectionneurs et les riches acheteurs». On parle de «OG None» s’il manque un élément, comme une paire de lacets.
Naturellement, qui dit cherté, dit profusion de fakes. «De nombreux experts, qui ne sont pas forcément certifiés mais qui sont plus «street», effectuent des «legit checks», à savoir des vérifications d’authenticité, explique ce Genevois très pointu dans le domaine. «Certains peuvent dire à l’odeur si la paire est authentique, ils ont aussi l’œil car ils ont vu défiler toutes sortes de modèles depuis des années.» Le site Ebay, notamment, emploie de tels «experts» et appose un tag sur les modèles dont il atteste de l’authenticité. Matteo Rouaux estime qu’il existe des paires impossibles à vérifier. «Un ami a commandé à 110 francs un fake Travis Scott Low: même odeur, même look. Si on n’est pas expert, personne ne saura que c’est une fausse.» Sauf pour le prix? Comme pour les billets de banque ou les peintures, tout se joue sur des micro-détails qu’un legit checker normal ne verra pas. Comme un mini défaut dans les stries de l’original, que le fake reproduira à tort sans défaut.
Un univers impitoyable exacerbé par les stars
Beaucoup d’appelés, peu d’élus: le resell est un «univers impitoyable», très compétitif, constate Ethian Longchamp. Comme dans tout marché, pour faire des bénéfices, il faut disposer d’un capital au départ pour pouvoir investir dans de belles paires et les revendre à plus de 1000 francs. «Démarrer avec de petites sommes ne mène pas très loin, ajoute le jeune spécialiste. Pour gagner des milliers de francs par transaction à 17 ans, il faut obligatoirement que la famille soit derrière, pour prêter sur du long terme afin de les lancer et les mettre en contact avec des acheteurs». Sans quoi, il faut consacrer du temps, pour des bénéfices moindres. Pour se faciliter la vie, des jeunes se mettent en réseau: chacun apporte une partie de la somme, puis on se partage les bénéfices. Par exemple, un groupe forme un collectif pour mettre 340 francs par personne. Une bonne solution est la vente par Twint, à des particuliers trouvés via un groupe de messagerie (à laquelle il faut avoir été invité au préalable). Le risque: que l’un des membres du collectif perde une paire. Cela peut créer des tensions, et il devra rembourser les autres membres.
Les célébrités jouent également de leur image sur les réseaux sociaux pour accentuer le suspense autour de certaines paires. «Quand un modèle comme la Dunk Low Pigeon devient iconique, c’est souvent parce que des célébrités le portent, poursuit Ethian. La mode se concentre sur les réseaux sociaux. Ton artiste préféré porte une paire inconnue, ce sont souvent des paires «leakées» (fuitées par la marque pour créer l’intérêt)». Il cite le cas de Kanye West qui collaborait avec Adidas (Yeezy), ou le rappeur Drake (Nocta). «Pendant des mois, ils peuvent fuiter des images d’un modèle au pied d’un influenceur. Puis quand ils le sortent finalement, les gens sont «matrixés». Ils peuvent faire 8 heures de queue pour l’avoir.»
Plus de marketing que de qualité
Pour Ethian, les marques promeuvent leur côté écologique, mais cela ne se reflète pas forcément dans la réalité: «Nike a promu de manière ostentatoire ses semelles de chaussures recyclées, alors qu’elles ne le sont qu’à 30%. D’autres marques recyclent à 80% mais sans en faire la surpromotion.»
Matteo Rouaux porte aussi un regard lucide: «On a tellement vu des paires à 1300 francs sur les réseaux sociaux, que ça se banalise. Depuis 3 ans, je ne me base plus sur les chaussures pour définir le reste de mon habillement. Et je ne considère plus comme intéressant d’avoir la reconnaissance des autres pour les baskets que je porte.»
Arrivés à la même conclusion, Yael Peccatus et Eliott Pina estiment que ce «schéma de surconsommation doit s’arrêter». Leur boutique à Lausanne, Memories Store, veut promouvoir avant tout le streetwear au design suisse. À 20 ans, ils disent avoir fait le tour des marques. Ils constatent que ceux qui gagnent vraiment dans le resell, ce sont en réalité les adultes aisés, les adultes ayant une collection originale, et les jeunes de familles aisées. En outre, ils relèvent aussi que les modes ont toujours une fin. «Cela devient un truc de boloss d’acheter un pull avec le logo d’une grande marque bien en vue», estime Eliott Pina. «Si on veut responsabiliser les jeunes, poursuit Yaël Peccatus, il faut leur faire prendre conscience que les grandes marques ne sont pas assez éthiques et écologiques. Des paires qui valent 150 et se vendent à 1700 francs, c’est spéculatif, ce n’est pas le vrai prix».
Leur boutique se veut un lieu alternatif qui vise à changer les mentalités et faire connaître autre chose, et à offrir des habits uniques (personnalisés) mais pas chers. Elle ouvrira ces prochains jours au Flon et fera aussi un peu de resell de chaussures, mais «ce n’est que la cerise sur le gâteau.»