Un constat s’impose: les monnaies locales, qui ont inspiré nombre de penseurs non conventionnels après la crise de 2008, en France, en Belgique comme en Suisse, n’ont pas vraiment décollé depuis et leur usage reste très limité. En bref, il n’y a pas eu d’adoption de masse. Si l’on pense par exemple au Léman, la monnaie complémentaire et locale du bassin lémanique transfrontalier, lancée en 2015, seul l’équivalent de 400'000 francs circule à ce jour dans cette unité de compte. Peu de magasins l’acceptent et elle peine à se propager au-delà d’un cercle de 450 entreprises partenaires.
Nos derniers articles éco
Les monnaies locales n’ont-elles été qu’une utopie? Ces unités qui n’émanent pas de gouvernements, mais qui se destinent à être échangées à petite échelle, dans une ville ou une région, ont changé de mission en 15 ans. Aujourd’hui, leur but est d’orienter la consommation des entreprises et des particuliers vers des commerces de proximité, afin de favoriser une transition écologique et sociale privilégiant les circuits courts.
De substituts à compléments
Cette ambition succède à une autre, plus grande. Dans le sillage de la crise financière de 2008 et de celle de l’euro (2010-2012), le véritable engouement des cercles de réflexion autour des monnaies locales se concentrait sur l’idée de véritables monnaies alternatives, et pas simplement sur ce type de bons à but social et environnemental. On rêvait de monnaies locales autonomes, dont les usagers définiraient le taux de change et la généreraient eux-mêmes sur un territoire donné. La réflexion était motivée par le besoin d’alternatives aux monnaies nationales et aux banques centrales, qui avaient de moins en moins la confiance des citoyens, comme l’euro. Mais il est rapidement devenu clair que les États étaient les principaux obstacles à ces initiatives locales, qui ne pouvaient pas déboucher sur de véritables substituts aux monnaies nationales.
Comme pour les cryptomonnaies, les États ne les autorisent pas à avoir cours légal et à prendre une réelle importance. En Suisse, seul le franc suisse a cours légal. Toute monnaie locale doit être indexée au franc. Dès lors, la mission d’une monnaie comme le Léman s’est centrée sur un but social. Depuis son lancement, Léman (LEM) est adossé au franc suisse: 1 LEM = 1 CHF. Il existe aussi un Léman adossé à l’euro.
Un rôle qui a ses avantages et ses limites. «Un des arguments en faveur des monnaies complémentaires est celui de la biodiversité, répond Paul Dembinski, directeur de l’Observatoire de la finance, institut basé à Genève. Une monoculture monétaire est peu résistante, alors qu’un écosystème diversifié est plus résilient en cas de crise financière». On doit cette comparaison avec la biodiversité au Belge Bernard Lietaer, le «Pape» des monnaies complémentaires, décédé en 2019.
Pas de communauté de paiement
La valeur ajoutée d’une monnaie locale n’est toutefois pas claire, de l’avis de Paul Dembinski. «Le problème fondamental est que pour réussir, il faut une communauté de paiement. Payer un croissant en Léman ne suffit pas, il faudrait tout consommer en Léman. C’est pourquoi on parle de monnaie «complémentaire», fonctionnant en parallèle de quelque chose de beaucoup plus puissant [ndlr : la monnaie officielle]».
S’agissant des utilisateurs du Léman, «les fournisseurs veulent rarement se faire payer dans cette monnaie par les commerçants ; dès lors, à un moment, la circulation s’arrête, observe Virgile Perret, docteur en éthique et finance durable, qui travaille également avec l’Observatoire de la finance. «On ne connaît pas de monnaies locales ayant réellement percé. La seule fonction de ces monnaies est de flécher la consommation vers des circuits courts et locaux, en conditionnant leur usage à l’achat de biens sur un espace local.»
Un gadget pour bobos ?
Dans la pratique, peu de producteurs sont prêts à l’accepter, ne voulant pas se priver de recettes en monnaie forte. Ce problème de confiance, de l’avis des experts, entraîne des arbitrages entre monnaie officielle et monnaies locales, en défaveur des secondes. Par ailleurs, dans le cas du Léman, les autorités locales ne s’impliquent pas vraiment pour promouvoir son utilisation. De l’avis de Paul Dembinski, «la dimension politique ne parvient pas à s’imposer: les monnaies locales ne sont pas à la hauteur des enjeux qu’on leur prête, elles ne vont pas sauver le monde».
Alors, les monnaies locales, simple gadget pour bobos, utopie monétaire qui a eu le vent en poupe dans l’après-crise, avant que l’intérêt ne retombe? Nous avons posé la question à Antonin Calderon, membre fondateur de l’association Monnaie Léman à Genève, et économiste spécialisé en chaînes de valeur de la transition écologique. Pour ce dernier, une monnaie comme le Léman a clairement son utilité. Tout d’abord comme outil de sensibilisation au rôle même de monnaie.
Fonction pédagogique
«Les monnaies locales complémentaires jouent un rôle pédagogique, elles apportent des éléments d'information et de formation aux citoyens et entrepreneurs, répond-il. Elles offrent l'occasion de parler de la monnaie et d'expliquer qu'elle n'est pas neutre, à des citoyens ou à des chefs de PME, aussi bien lors de forums publics comme Alternatiba qu’au sein de clubs professionnels comme Finance Genève.» En outre, l'ADN d’une monnaie comme Léman est l’engagement. Elle est associée à une politique d’achat local et durable.
Engagement
«Ces monnaies sont là pour orienter la politique d'achat des entreprises et des collectivités publiques, pour renforcer certaines activités engagées, souligne Antonin Calderon. Dans le cas du Léman, devenir partenaire du réseau implique de dépenser selon les valeurs de l'économie durable et de manière locale axée sur la région lémanique.» Pourquoi cela ne pourrait-il pas être fait avec le franc suisse, tout simplement?
Plus ciblé que le CHF
«Certes, tout ce qui peut être acheté avec une monnaie locale pourrait l’être aussi avec le franc suisse. Mais la monnaie locale apporte une manière simple et efficace de s’assurer que ce qui est dépensé localement va contribuer à créer de la richesse locale, et à développer des chaînes de valeur plus courtes et vertueuses», distingue Antonin Calderon. Sorte de «contrat économique tacite» multi-acteurs, ce type de monnaie à vocation sociale engage davantage le citoyen en conditionnant son utilisation à un territoire et à des valeurs définies.
Bon pour les affaires?
Les PME sont-elles suffisamment incitées à travailler en Léman? L’économiste genevois assure que oui, cette «monnaie mutuelle» constitue un incitatif pour les PME à travailler ensemble en circuit, avec des avantages à la clé: «Leur réseau leur permet d'accéder à des lignes de dépenses sans intérêt ni échéance de remboursement. Cette fonction présente un gros potentiel, assure-t-il. «Toutes les PME ont une ligne de dépenses qui va de 1’000 à 20’000 francs, en fonction de leur taille, à dépenser entre elles. Ce que l'une débourse, l'autre le gagne. Le système est toujours équilibré, et les PME ont ainsi de la liquidité supplémentaire et un intérêt financier à travailler entre elles localement.» La question subsidiaire est celle de la confiance. Et dans ce domaine, l’État est incontournable.
Pour que ça décolle
Si les PME et les particuliers n’ont pas davantage adopté la monnaie Léman ou d’autres expériences de ce type, c’est parce que l’Etat est nécessaire pour agir comme catalyseur, estime le Genevois, qui œuvre aussi comme membre de la coordination pour «APRÈS», le réseau de l'économie sociale et solidaire. «Pour mieux diffuser cette monnaie, il est nécessaire d'avoir des mécanismes permettant d'injecter des Léman auprès des particuliers, notamment à travers des politiques publiques qui récompensent certaines activités locales ou en versant une partie du salaire dans cette monnaie». Les bons solidaires de la Ville de Genève en Léman sont un bon exemple d’incitation. Autres possibilités : récompenser l’achat d’abonnements à des produits alimentaires locaux ou à la mobilité douce. «Une étude est actuellement en cours avec l’UNIL pour estimer le potentiel d’un tel mécanisme à plus grande échelle, en termes d’accélération de la transition écologique», indique Antonin Calderon. Affaire à suivre.