L’inflation étrangle les étudiants
«J’ai déjà envisagé de me prostituer pour payer mes factures»

L'inflation continue de secouer la Suisse. Dans la précarité, des étudiantes et étudiants doivent se priver et trouver des solutions pour (sur)vivre. Quitte à imaginer la prostitution en dernier recours. Enquête.
Publié: 01.05.2023 à 11:37 heures
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Dernière mise à jour: 01.05.2023 à 12:13 heures
Lidia Jovanovic, étudiante lausannoise précaire, travaille à temps partiel pour subvenir à ses besoins: «Je ne suis pas prête à mendier auprès de mes amis.»
Photo: Jessica Chautems
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Jessica ChautemsProduct & AI innovation manager

Éblouis par les premiers rayons de soleil printaniers, des étudiants sortent de la cinémathèque devant l’esplanade de Montbenon à Lausanne. Ils viennent de passer trois heures dans une salle obscure pour un cours d’introduction à l’histoire du cinéma. «Je n’arrive jamais à noter tout ce que le prof dit, il ne finit jamais ses phrases», rigole l’une d’entre eux. Certains vont profiter des températures estivales pour se prendre une petite «binch'» en terrasse ce mercredi soir de fin avril.

Mais cette insouciance n’est pas à la portée du porte-monnaie de tout le monde. «Si je sors, je me sens coupable. Je me dis qu’il ne faudrait pas que je dépense autant. Surtout avec la hausse des prix», glisse Lidia Jovanovic, inscrite en lettres à l’Université de Lausanne (UNIL). La jeune femme de 22 ans est en situation de précarité. Elle est endettée pour un montant de près de 5000 francs. Et l’inflation la frappe de plein fouet.

Tout faire pour réaliser son rêve

Pour comprendre ses difficultés actuelles, il faut remonter en 2018. A peine majeure, Lidia se retrouve à la rue après l’éclatement de sa famille, confie-t-elle dans le parc de Montbenon, où elle a retrouvé Blick. En dernière année de gymnase, sa première demande de bourse lui est refusée au motif que les revenus de ses parents sont suffisants, comme le montre un document en notre possession. Sa mère est en cours d’une demande d’aide d’invalidité (AI). Son père, ouvrier agricole, gagne un peu moins de 3400 francs mensuellement, hors impôt. Problème: ce dernier risque d’être expulsé du pays.

Elle décroche alors un emploi à temps partiel dans une station-service. «J’ai des amis qui travaillent pour se payer des habits ou des vacances. Moi, j’ai toujours dû taffer pour survivre.» La Vaudoise d’adoption décide tout de même d’aller à l’université après avoir obtenu sa maturité gymnasiale: «Je ne voulais pas renoncer à mon rêve, même si tout s’opposait à cette décision.»

Endettée à l’âge de 22 ans

Aujourd’hui, l’étudiante d’origine serbe vit avec sa sœur et ses enfants dans un appartement de 3,5 pièces à Roche (VD). «Je ne paie que 500 francs de loyer par mois, en tout cas pour l’instant. Après, ça va dépendre de la hausse des charges.» Son salaire résulte du nombre d’heures qu’elle travaille. Les bons mois, elle gagne plus de 1500 francs. Les mauvais mois – pendant les périodes d’examens, par exemple – elle doit se contenter de 600 francs. En moyenne, son revenu s’élève à 1300 francs.

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«J’ai des amis qui travaillent pour se payer des habits ou des vacances. Moi, j’ai toujours dû taffer pour survivre.»
Lidia Jovanovic
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Même avec les subsides pour l’assurance maladie et un allégement des taxes universitaires, son revenu ne suffit pas à payer toutes ses factures, comme Blick a pu le constater. Elle profite des vacances d’été pour faire davantage d’heures à la station-service et rembourser une partie de ses dettes. Une situation pesante. L’année dernière, la jeune femme a fait une dépression.

Toutes les fins envisagées

C’est un fait, les revenus modestes sont davantage affectés par la hausse du coût de la vie. Aujourd’hui, c’est à la caisse du supermarché que Lidia est étranglée par l’inflation. Fini la viande, vive les actions! Son panier de courses a augmenté d’une vingtaine de francs. Les nouveaux habits, elle peut oublier. Son médecin, elle l’évite.

«Si ça continue à augmenter, je ne sais pas comment je vais faire, déplore-t-elle, en tirant une bouffée de cigarette, un des seuls plaisirs qu’elle s’autorise occasionnellement. J’ai déjà envisagé de me prostituer. Je me suis même inscrite sur un site. Mais finalement, j’ai renoncé. Je me suis dit qu’à 22 ans, ce n’était pas juste d’en arriver là.»

L’inflation: un fardeau supplémentaire

Il est difficile d’estimer combien d’étudiants et d’étudiantes sont touchés par la précarité en Suisse en 2023. Mais selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique (OFS), 6,9% des 18 à 24 ans vivaient en dessous du seuil de pauvreté avant la pandémie. Pour rappel, ce seuil est fixé à 2279 francs par mois pour une personne seule. Pendant la période du Covid-19, de nombreux jeunes en formation ont dû piocher dans leurs maigres économies en raison de la fermeture de leur lieu de travail, notamment les restaurants et les commerces non essentiels.

Être précaire, qu'est-ce que cela signifie?

La précarité décrit à la fois une réalité matérielle, objective – le fait de devoir compter sur des ressources limitées, mais aussi une réalité subjective qui est tout aussi importante. Il s’agit d’un état d’incertitude face à l’avenir, d’une impression d’être constamment sur la brèche et qui empêche de se projeter sereinement dans le futur.

La précarité décrit à la fois une réalité matérielle, objective – le fait de devoir compter sur des ressources limitées, mais aussi une réalité subjective qui est tout aussi importante. Il s’agit d’un état d’incertitude face à l’avenir, d’une impression d’être constamment sur la brèche et qui empêche de se projeter sereinement dans le futur.

L’augmentation du coût de la vie ne fait qu’ajouter une pression supplémentaire, constate Émilie Rosenstein, responsable de l’Observatoire des précarités à la Haute école de travail social et de la santé de Lausanne. «Les étudiants sont très exposés. Ils font face à un cumul de difficultés: ils n’ont généralement pas de fortune, ils ont des revenus peu élevés et incertains et ils doivent trouver un équilibre avec leurs études et leur avenir qui est lui-même incertain.»

Les dépenses d’un étudiant moyen s’élèvent à 1950 francs par mois, estime l’UNIL. Inclus dans ces charges: le logement, la nourriture, les assurances et le matériel pour les études.

«Je n’ai presque jamais de jours de congé»

Pas moins de 73% des personnes en étude ont un emploi, observe l’OFS. «On est loin de la caricature de l’étudiant qui est entretenu intégralement par ses parents», commente la chercheuse. La majorité d’entre eux (68%) travaille plus de deux jours par semaine. C’est le cas de Francesco*, 25 ans, qui préfère garder l’anonymat pour éviter d’être résumé à son statut financier. Immatriculé à la Haute école de travail social à Genève, il a toujours dû bosser à côté, par nécessité. «Je n’ai presque jamais de vrais jours de congé», livre ce grand gaillard barbu.

«Quand tu es pauvre, tu vis en décalage avec les autres», confie Francesco*, en cours de formation à Genève.

Ce temps passé à travailler, c’est du temps qu’il ne peut pas consacrer à ses cours. «Étudier demande que l’esprit soit disponible, ce qui n’est pas toujours évident pour les personnes en situation de précarité», commente Émilie Rosenstein.

Une vie simple

Aujourd’hui, il a enfin décroché un poste «qui paie bien» dans un foyer pour enfants. Il se réjouit de recevoir son salaire du mois de mars – environ 900 francs. Son compte en banque est vide.

Il arrive à faire face à l’augmentation du coût de la vie... «pour l’instant». Au contraire de Lidia, Francesco peut compter sur le soutien financier de ses parents, chez qui il est retourné vivre dès le début du premier confinement. Mais à part le loyer et la nourriture, il paie tout de sa poche: taxes d’études, assurances, voiture… «J’ai une vie simple, l’inflation m’affecte surtout dans mes loisirs. Quand il n’y a plus de thune, je ne sors plus. J’invite mes potes à boire une Bock à la maison.»

Toutes les économies sont bonnes à prendre. Il ne boit presque pas d’alcool. Et pour se vêtir, il a trouvé une astuce: «J’ai de la chance, j’aime bien la mode des années 90. Je récupère les vieux jeans qui ne vont plus aux amis de mon père», rigole Francesco, sur la terrasse animée d'un vieux bistrot à proximité de Plainpalais en cette fin de mois d’avril.

Moins de 2000 francs par mois

Être créatif et faire avec les moyens du bord. C’est aussi la réalité d’Ani, qui ne souhaite pas dévoiler son nom de famille. Elle est inscrite en Master de cinéma à l’UNIL. A l’inverse de Lidia et Francesco, elle bénéficie d’une bourse cantonale, comme seulement 4% des étudiants en Suisse, à en croire les chiffres de l’OFS datant de 2020. Contactés par Blick, les cantons romands rapportent une tendance stable dans l’ensemble. Les chiffres pour l’année 2022-2023 ne sont pas encore disponibles.

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«Je m’en sors pas trop mal, parce que je n’ai pas peur d’aller demander toutes les aides que je peux avoir. Mais c'est très stressant.»
Ani
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Les universités et les hautes écoles peuvent également apporter une aide financière aux personnes en difficulté sous forme de bourse, de réduction de taxe ou de soutien ponctuel. Les institutions interrogées rapportent une légère hausse du nombre de bénéficaires depuis le début de la pandémie de Covid-19.

En plus de la bourse cantonale, Ani reçoit également une aide financière de la part de l’UNIL. Sa mère lui verse les allocations familiales. Pour arrondir ses fins de mois, la Vaudoise de 24 ans travaille à 10% comme assistante-étudiante. Au total, elle touche très précisément 1967,50 francs par mois. Elle entre tout juste dans ses frais, entre le loyer de son studio, les charges, l’alimentation, l’abonnement de téléphone, les taxes universitaires et les frais médicaux, comme Blick a pu le vérifier.

Réfléchir à deux fois

«Je m’en sors pas trop mal, parce que je n’ai pas peur d’aller demander toutes les aides que je peux avoir, témoigne la jeune femme dans un café lausannois. Mais c’est très stressant.» Et pour cause: «Accéder à une bourse, c’est la croix et la bannière. Les démarches sont complexes et très sélectives», appuie Émilie Rosenstein.

Ani a l'impression de ne jamais pouvoir se reposer: «Il faut toujours être dans la négociation et tout calculer.»

Et les retards de paiements sont fréquents. Mais comment survivre quand on a peu, voire pas, d’épargne? «On se débrouille», répond la Lausannoise. L’inflation ne fait qu’ajouter une préoccupation de plus. Le coût de son panier de courses a également augmenté. Elle le remarque surtout au prix des œufs, qui a presque doublé.

Désormais, elle doit réfléchir à deux fois avant d’aller au cinéma – sa plus grande passion – ou prendre le train de Lausanne à Genève pour rendre visite à des amis. D’ailleurs, pour économiser, elle préfère se déplacer à vélo plutôt que de prendre les transports en commun. Et quand elle n’a pas le choix, elle fraude.

Le poids de l’incertitude

Celle qui est inscrite en Faculté des lettres est inquiète pour la suite. Son 25e anniversaire est en juin. A partir de ce seuil, elle n’aura plus le droit à la bourse cantonale ni aux allocations familiales. «C’est environ 60% de mon budget qui va disparaître d’un coup. Je ne sais pas si je pourrai continuer mon cursus.» Son espoir: décrocher la bourse d’une fondation pour faire un séjour de recherche à l’étranger. L’incertitude la ronge.

Au sein de leur riche pays, des étudiants se font un sang d’encre face à l’inflation. «C’est un paradoxe: en Suisse, les études sont plutôt abordables en comparaison internationale, analyse Émilie Rosenstein, chercheuse à l’Observatoire des précarités. Presque tout le monde peut y accéder en théorie. Mais en réalité, il y a de grandes disparités en raison du coût de la vie très élevé et du niveau des ressources matérielles nécessaires pour se maintenir en études.»

Renoncer. Sacrifier ses petits plaisirs. Réfléchir à deux fois. Face à l’inflation, les étudiants et les étudiantes en situation de précarité doivent faire des choix. Et une simple petite bière sur une terrasse peut hypothéquer la fin du mois.

*Nom connu de la rédaction

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