En Suisse, chez quatre familles sur dix, les revenus du ménage suffisent à peine pour faire vivre l’ensemble de la famille et 6% n’arrivent pas à joindre les deux bouts avec leurs revenus, selon le Baromètre suisse des familles, publié le 4 avril 2023.
Leur principal souci: l’inflation, puisque les ménages citent en premier lieu tout ce qui augmente, à savoir les primes maladie, les frais de santé et le coût du logement. Or si l’on observe l’indice d’inflation suisse, il ne semble pourtant pas si élevé. En mars, l’inflation suisse atteignait 2,9%, contre 3,4% en février. C’est bien moins que les 6,9% de la zone euro.
Une inflation de 2,9% signifie que les prix sont plus chers de 2,9% par rapport au même mois de l’an passé. Cela veut dire aussi que votre salaire net, s’il est resté le même, achète 2,9% de moins que l’an passé. Le taux d’inflation est donné par l’Indice des prix à la consommation (IPC). Comment est calculé cet indice? «Il mesure l’évolution des prix d’un ensemble fixe de biens et services sur une période donnée», explique l’Office fédéral de la statistique (OFS).
La question est de savoir dans quelle mesure cet indice reflète le véritable coût de la vie de la population, c’est-à-dire la dépense nécessaire pour maintenir un niveau de vie constant. Sur ce point, l’OFS met les choses au clair sur son site: «L’IPC n’est pas un indice du coût de la vie, mais un indice de prix.» La différence est qu’un indice du coût de la vie permettrait d’estimer quel est le revenu supplémentaire qu’il faut gagner pour maintenir le même niveau de vie sur la durée. Mais les taux d’inflation en Suisse, en Europe et aux États-Unis ne peuvent être considérés comme des indices du coût de la vie.
Le calcul de l’IPC suisse consiste à prendre un panier qui inclut douze différents postes de dépenses des ménages privés, en les pondérant en fonction de leur importance dans le budget suisse moyen.
Par exemple, le poste «logement et énergie», très important dans le budget des ménages, reçoit un poids de 25%, dont 21% pour le loyer et 4% pour l’énergie. Cette pondération correspond à la moyenne suisse. Elle sera forcément moins représentative de la part réelle qu’accaparent ces postes dans les revenus plus modestes. De même, le poste santé, estimé à 15% dans ce panier du ménage moyen, pèsera certainement plus lourd chez les ménages les moins aisés.
Par ailleurs, les indices d’inflation occidentaux ne répercutent pas toutes les hausses de prix. Lorsqu’il y a renchérissement d’une denrée, les statisticiens supposent que le consommateur va se reporter sur la denrée équivalente dans la catégorie moins chère. Cette méthode de calcul, dite «de substitution», suppose qu’on remplace un steak devenu plus cher par un steak moins cher, plutôt que de subir l’inflation du steak que l’on préférait. La méthode aboutit à ce que l’indice évolue le moins possible à la hausse, contrairement à un indice qui inclurait le prix d’un steak par rapport au même steak d’un an à l’autre et signalerait le vrai renchérissement subi, sans supposer d’emblée le choix d’un produit moins cher (et de moins bonne qualité).
Enfin, une autre méthode élimine une partie des hausses de prix: la méthode hédoniste, qui consiste, quant à elle, à inclure des baisses d’inflation lorsqu’il y a gain de qualité. Par exemple, si votre ancien ordinateur n’est plus offert dans les commerces, mais que vous en trouvez un plus cher, avec plus de fonctionnalités et plus de mémoire, cette cherté supplémentaire ne sera pas comptée dans l’inflation, en raison du gain de qualité supposé que vous en avez tiré. Et ce, même si vous-même n’utilisez pas ces fonctionnalités ou cette mémoire, que vous n’aviez pas choisis à la base. Une méthode qui limera donc les effets d’une inflation intégrant clairement la hausse de prix subie par rapport à votre ordinateur précédent.
Absence des primes maladie
Par ailleurs, l’IPC suisse n’inclut pas la hausse du prix des actions en bourse, ni des biens immobiliers. Ces classes d’actifs ont pourtant connu une hausse fulgurante ces 20 dernières années, mais elles sont considérées comme de l’investissement et non de la consommation. Ce choix fait que les ménages qui subissent la forte inflation des biens immobiliers ne voient pas celle-ci répercutée dans l’indice du renchérissement.
Ensuite, l’IPC exclut l’un des postes les plus importants dans le budget des ménages, celui qui a le plus augmenté ces dernières années: les primes des assurances maladie, qui ne sont pas considérées comme une dépense de consommation, mais comme un transfert. Les primes maladie sont donc traitées au même titre que les cotisations sociales et les impôts. Toutefois, il faut souligner que ni les cotisations sociales, ni les impôts n’augmentent de façon indépendante du revenu: chacun cotise et paie des impôts en fonction de son revenu. Ce choix fait qu’on exclut un élément qui grignote une part sans cesse croissante du revenu disponible.
Dès lors, au moment où l’IPC s’affichait à 0% entre 2007 et 2017, les primes maladie ont augmenté de 40%, soit quatre fois plus que les salaires. Les logements, eux, ont augmenté deux fois plus que les salaires durant la période. L’indice d’inflation, qui exclut ces éléments, ne le reflétait pas. Les primes de l’assurance de base ont augmenté de 70% en 2008 et 2018. Tout en ayant une inflation officielle à 0%, les consommateurs déboursaient plus de primes chaque mois et se retrouvaient avec moins de revenu disponible.
Sur ces 20 dernières années, les primes maladie ont augmenté de près de 150%. Cette augmentation a été plus élevée que n’importe quel autre élément du budget. Le graphique ci-dessous fournit un aperçu de la hausse des primes sur la durée, mais n’intègre pas la hausse record de 6,6% en 2023.
Au moment où les primes augmentaient de 40% entre 2007 et 2017, l’indice d’inflation calculait même un recul des coûts de la santé de 3,7%. Un net décalage par rapport à la situation vécue par les ménages, qui considèrent que la prime maladie fait partie de leur coût global de santé.
Les autorités sont conscientes du problème de non-inclusion des primes dans l’inflation. Depuis 20 ans, l’OFS y remédie en publiant séparément un indice des primes d’assurance maladie, l’IPAM. Il mesure l’évolution des primes, et aussi leur impact sur le revenu disponible moyen, pour chaque année.
Si l’on examine le tableau le plus récent, on voit que l’évolution des primes maladie n’est censée avoir eu aucune incidence sur le revenu disponible moyen des Suisses entre 2019 et 2022, et qu’elle a réduit le revenu de seulement 0,3% les années précédentes.
Ces chiffres qui s’arrêtent en 2022 n’incluent pas l’augmentation record de 6,6% des primes maladie que l’on a connue en 2023. Entre 2018 et 2022, la hausse des primes s’était élevée en moyenne à 1,5% par an, contre 3,8% entre 2013 et 2018. Si on remonte jusqu’en 2000, on note que la hausse des primes a réduit le revenu disponible chaque année, sauf en 2007, 2008 et 2014, et qu’elle a donc constitué une véritable taxe, surtout pour les bas revenus.
Mais l’impact calculé par l’OFS paraît malgré tout faible, au vu des fortes hausses des primes. La raison en est que l’indice des assurances maladie se base sur une prime moyenne pour toute la Suisse, alors qu’il existe des contrastes importants entre les catégories de revenus.
En clair, l’impact de la hausse des primes est insignifiant pour les très hauts revenus, alors qu’il est très important pour les bas revenus. Ainsi, si l’on incluait la hausse des primes maladie sur 2008-2016, l’inflation aurait augmenté de 8,5% pour les revenus plus modestes, de 6,3% pour la classe moyenne inférieure, et de 0% pour les revenus supérieurs.
Pour y remédier, l’OFS fournit une calculatrice individuelle afin que chacun estime l’impact des primes sur ses propres revenus. Mais si par exemple, d’une année à l’autre, les primes sont restées au même niveau (après avoir beaucoup augmenté les années précédentes), tandis que le salaire de l’individu a baissé, la calculatrice considère que l’effet est nul, puisque la prime est restée la même. Par ailleurs, si on veut calculer l’effet de la variation entre la prime d’il y a dix ans et celle d’aujourd’hui, par rapport au salaire d’il y a dix ans et celui d’aujourd’hui, impossible. Le calcul est limité à la seule variation d’une année à la suivante, de la prime uniquement et non du salaire.
Peu représentatif de l’impact de l’inflation des primes sur les bas salaires, l’indice des primes maladies n’a pas aidé les négociations salariales: entre 2007 et 2017, les primes maladie ont augmenté quatre fois plus que les salaires bruts incluant les allocations de renchérissement. Entre 2009 et 2018, les rémunérations réelles ont progressé de 0,8% en moyenne annuelle, tandis que les dividendes distribués aux actionnaires par les sociétés du SMI ont grimpé de plus de 50%.
Impact sur les retraites
Enfin, citons l’impact de l’inflation sur le 2ème pilier: les caisses de pension versent un taux minimal de 1%. Ce taux était supérieur à l’inflation lorsqu’elle était à 0%. Or, elle est à 3% depuis 2 ans, et le taux minimal ne s’est pas adapté. Cela qui préfigure une érosion du capital retraite futur.
L’inflation a aussi un impact sur les rentes des retraités, qui ne sont pas suffisamment adaptées. Les primes maladie pèsent deux fois plus lourd pour les rentiers AVS: en 20 ans, la part de la prime est passée de 10% à 20% de la rente touchée. Or les rentes des retraités n’ont été que faiblement indexées, sur un IPC qui ne tient pas suffisamment compte du coût de la vie réel.
La conséquence des effets de l’inflation (y compris ceux qui ne sont pas reflétés dans l’indice) sera une baisse des dépenses des ménages, observée depuis quelques années déjà. Pour l’économie suisse, la Confédération s’attend à une croissance nettement inférieure à la moyenne, de 1,1% en 2023, puis de 1,5% en 2024.