«Quand on est allées chez le notaire en 2016 pour notre entreprise, il n’avait aucun document uniquement au féminin. Tout était rédigé en «il» ou «ils». C’était la première fois, en quinze ans d’activité, qu’il avait affaire à deux femmes cofondatrices de startup», se souvient Nathalie Brandenberg. L’évocation de cette anecdote, qui la fait sourire aujourd’hui, rappelle la singularité, dans le monde de l’entreprise où les femmes sont encore sous-représentées, de la société que les deux docteures en ingénierie biomédicale ont fondée.
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SUN bioscience, avec un «S» pour Sylke, un «N» pour Nathalie et un «U» pour symboliser la forme de leurs produits phares: des organoïdes créés grâce à la technologie qu’elles commercialisent. Ces petits morceaux d’organes ou de tumeurs cultivés in vitro à base de cellules souches révolutionnent la recherche clinique et permettent de réduire significativement le recours à l’expérimentation animale. Ils sont aujourd’hui employés par l’industrie pharmaceutique pour «dérisquer» les médicaments et pourront, à plus long terme, être utilisés en phase clinique à des fins de transplantations ou de régénérations d’organes. Ils serviront également à développer des thérapies sur mesure pour des patients atteints de maladies comme la mucoviscidose ou le cancer. La technologie de SUN bioscience est notamment utilisée dans deux projets pilotes avec le Centre hospitalier universitaires vaudois (CHUV) à Lausanne, et «les résultats sont prometteurs».
L’histoire de SUN bioscience commence en 2015 dans le laboratoire du Pr Matthias Lütolf à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), où la Vaudoise Nathalie Brandenberg et l’Allemande Sylke Hoehnel effectuent leur doctorat. Pour les besoins de leurs recherches respectives, elles collaborent sur l’établissement d’un dispositif médical permettant de cultiver ces organoïdes. Et sont les premières surprises par leur succès: «Tout ce qu’on avait testé fonctionnait! On s’est alors dit qu’il y avait quelque chose de plus à faire avec cette technologie.»
Un an plus tard, SUN bioscience SA est officiellement créée grâce à l’écosystème de soutien aux startups de l’EPFL et du canton de Vaud. Elle est financée par des bourses et les sommes remportées par les deux fondatrices lors de concours. La même année, le magazine américain «Forbes» leur fait l’honneur de les inclure dans leur liste 30 Under 30, valorisant déjà leur entreprise à 2 millions de dollars. Sylke a alors 29 ans et vient de finir son doctorat. Nathalie en a 28 ans et est à bout touchant.
Success story féminine
En 2019, les cofondatrices gagnent encore le Cartier Women’s Initiative Award à San Francisco. Pourtant, s’imposer n’a pas été facile: «Les gens se méfient quand vous êtes jeunes. Ils pensent que vous n’avez pas l’expérience nécessaire. Et si en plus, l’entreprise est dirigée par deux femmes, c’est encore pire! Nous avons bien senti que parmi les investisseurs et dans les conseils d’administrations, on ne nous prenait pas au sérieux. Étonnamment, c’est quelque chose que nous n’avions jamais ressenti aussi fortement dans le domaine scientifique.»
Ces deux dernières années, la demande pour des organoïdes a explosé et la technologie SUN bioscience se vend très bien sur le marché mondial: «Pour arriver à ce résultat, nous avons signé des partenariats avec de grosses entreprises disposant déjà d’une grande force de frappe. Développer les canaux de ventes uniquement par nous-mêmes, en tant que petite structure, était trop risqué.» La concurrence est importante, mais saine, se réjouit Nathalie Brandenberg: «Cela signifie que le marché se développe, ce qui renforce notre entreprise, car elle est déjà bien positionnée.» SUN bioscience a en effet bien grandi: ce spin-off de l’EPFL emploie aujourd’hui une vingtaine de personnes et son volume de production double chaque année: «Et le rythme ne cesse de s’accélérer!»
Les premiers pas sur le marché
Quels ont été leurs premiers pas en tant qu’entrepreneuses? S’assurer de pouvoir délivrer le produit en quantité suffisante en cas de succès. Puis «créer» le marché: «À l’époque, personne ne savait ce qu’étaient les organoïdes. On a dû faire beaucoup de pédagogie pendant les trois premières années.» Elles s’associent également à Jeroen van den Oever, lui-même entrepreneur et au bénéfice d’une longue expérience dans le monde des affaires. Il devient leur directeur financier. Une première levée de fonds, «entre un et deux millions», est ensuite effectuée en 2021 auprès d’investisseurs suisses, européens et américains. La deuxième levée est en cours.
Six ans après ses débuts dans l’entrepreneuriat, Nathalie Brandenberg a identifié cinq erreurs à éviter lorsque l’on crée son entreprise avant 30 ans:
1. Ne pas tester le marché assez tôt
«Il ne faut pas attendre pour tester le marché qui est visé, même si les prototypes ne sont pas encore parfaits. Or, quand on est jeune et surtout si on est perfectionniste, on craint de se lancer et de prendre des risques. Avec Sylke, nous avions été encouragées à distribuer les prototypes de notre technologie de base assez tôt, alors qu’ils n’étaient pas encore finalisés. C’était une bonne décision: grâce aux retours reçus, on a pu identifier ce qui manquait au produit et faire deux-trois cycles d’améliorations. Cela nous a vraiment aidées pour son adoption par les clients ensuite, et on en retire encore les bénéfices aujourd’hui.»
2. Ne pas réunir suffisamment d’avis d’experts
«Ce conseil peut sembler simple, mais il est essentiel. Quand on n’a pas d’expérience, il faut réunir le plus d’opinions possibles, chercher l’avis d’experts. Mais ensuite il ne faut pas s’y fier aveuglément. Sur la base des informations collectées, il faut se faire sa propre opinion.»
3. Manquer de confiance en soi
«C’est votre projet, c’est à vous de le défendre! Pour cela, quand on manque d’expérience, il y a un gros travail de préparation à faire pour être incollable sur le sujet. Avec Sylke, nous faisions consciencieusement nos «devoirs» en amont pour être certaines d’avoir toutes les datas nécessaires pour pouvoir répondre à toutes les questions. Dès le début, nous avons adopté cette approche «data-driven», c’est-à-dire axée sur les données, également dans le but de pouvoir prendre des décisions basées sur l'analyse et l'interprétation de ces données. Cela prend du temps, mais c’est efficace. Il faut également avoir des références d’experts afin de convaincre quand on présente son projet ou son produit.»
4. Se lancer sans filet dans les négociations avec les partenaires industriels
«Au début d’un parcours professionnel, on n’a généralement aucune expérience en négociations, en signatures de contrats, etc. Pour nous, tout cela était inconnu! Il faut savoir négocier immédiatement en downstream et upstream, autrement dit avec les fournisseurs et avec les clients. Là encore, il est essentiel de savoir s’entourer et de chercher de l’aide auprès d’experts. Dans notre cas, l’écosystème startup de l’EPFL et du canton de Vaud s’est révélé très utile et on a ainsi évité quelques erreurs.»
5. Ne pas savoir s’entourer des bonnes personnes
«Quand on débute, c’est assez compliqué d’évaluer ses besoins, d’identifier les bons profils qui pourraient nous aider à nous développer. Pourtant, il faut s’entourer des bonnes personnes le plus vite possible. Parce qu’elles peuvent avoir un impact très important sur le succès. Dans notre cas, le fait d’avoir fait très tôt appel à Jeroen van den Oever, qui est devenu notre troisième cofondateur, a été un catalyseur pour notre société. Il maîtrisait l’aspect économique qui nous faisait défaut. Sans lui, nous n’aurions pas développé si vite cette compréhension du business indispensable et difficile à saisir quand on vient du milieu scientifique.»
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