«Même en travaillant d’arrache-pied, je réussis à peine à tourner et je ne parviens toujours pas à me verser de salaire.» Propriétaire de La Cantine du Neubourg à Neuchâtel, Lawrence Bamberger a décidé d’attirer l’attention du public sur la situation des restaurants en cette période d’inflation. «On a parfois l’impression que les gens ont oublié que nous existons.»
Après deux ans marqués par des fermetures à répétition, la fin des restrictions sanitaires liées au Covid présageait de donner un peu d’oxygène au secteur de l’hôtellerie-restauration, étranglé par de longs mois d’inactivité. Mais voilà qu’en 2022, un nouveau déluge s’abat sur lui: les prix de l’énergie explosent, les problèmes d’approvisionnement font rage et les prix à la consommation augmentent de façon inquiétante.
Pour les acteurs de la branche, la situation est vécue comme une double peine: non seulement les charges et les coûts opérationnels s’alourdissent subitement, mais la situation incite en plus de nombreuses personnes à réduire leurs dépenses. Un coup dur pour un secteur qui dépend de la capacité des consommateurs à dépenser un peu d’argent pour goûter aux plaisirs de la table.
Un appel entendu
Ce cocktail de déconvenues a bien failli être fatal à la Cantine du Neubourg. Entre septembre 2022 et septembre 2023, son chiffre d’affaires essuie un recul de près de 30%. Sa trésorerie à sec, le restaurant se dirige droit vers le dépôt de bilan.
Tenace, Lawrence Bamberger décide de tenter le coup de la dernière chance. Le 3 octobre, il lance un appel via son compte Instagram, suivi par près de 3000 personnes. Son message est entendu: la vidéo est visionnée près de 14'000 fois et la clientèle locale vole au secours de l'enseigne en difficulté.
«Les dons nous ont permis d’éviter une fermeture imminente et définitive.» La démarche donne aussi l’idée à certains de retourner manger au restaurant: «Deux jours après la publication, nous avons même réussi à dépasser les 60 couverts à midi, contre moins de 30 habituellement. C’était un record absolu!» Par ailleurs, le média «ArcInfo» s’empare du sujet et le magazine GaultMillau lui accorde une interview.
Une semaine plus tard, le chef neuchâtelois fait une nouvelle annonce sur le réseau social. Visiblement ému, il informe que son commerce a été sauvé de sa faillite imminente et qu’il va pouvoir lancer la saison d’automne.
Un rêve d’ado
Cuisinier autodidacte, Lawrence Bamberger, qui est passé par les cuisines d’adresses lausannoises, genevoises et parisiennes, avait décidé de réaliser son rêve d’adolescent: ouvrir son propre établissement. Son idée: une cuisine raffinée avec des produits frais et de saison dans un cadre chaleureux et «sans gants blancs» (en référence aux tables gastronomiques de catégorie supérieure.)
Après un an de préparation, le restaurant ouvre en septembre 2020 (il est donc non éligible aux prêts Covid, limités aux entreprises ayant soumis une demande de crédit avant le 31 juillet 2020), dans un local situé à l’orée de la vieille ville et pourvu d’une terrasse, qui a déjà accueilli plusieurs cafés et bars appréciés de la clientèle neuchâteloise. Malgré un départ difficile, où lui et son associé décident de se séparer après seulement deux jours d’activité, Lawrence Bamberger parvient à se constituer une clientèle abondante dès les premiers mois.
Son concept séduit jusque chez les experts de la gastronomie. La Cantine du Neubourg est référencée dans le célèbre guide GaultMillau (qui lui attribue la note 12/20), ce que Lawrence Bamberger ne manque pas d’afficher fièrement sur la porte d’entrée. Sur les comparateurs en ligne, l’établissement jouit d’une très bonne réputation. Mais après seulement deux mois, le restaurateur affronte la deuxième vague de Covid (de décembre 2020 à juin 2021). Cette longue fermeture – pendant laquelle son chiffre d'affaires est divisé par quatre, alors qu’il parvient péniblement à assurer un fonctionnement minimum grâce aux commandes à l’emporter – l’oblige à alourdir la dette qu’il a contractée auprès de divers créanciers. «Aujourd’hui encore, il reste beaucoup à rembourser.»
Une carte repensée
Quatre mois après le sauvetage in extremis de la Cantine du Neubourg, la vague de solidarité s’est tassée. Mais Lawrence Bamberger n’a pas l’intention de baisser les bras. Fin 2023, après deux mois plus fructueux qui lui ont permis de souffler un peu, le trentenaire a revu la carte et a légèrement remodelé son offre afin d’optimiser les prix. Pour garantir un menu du jour à 25 francs (contre 30 auparavant) à midi, les recettes ont été légèrement simplifiées.
En outre, exit la carte des mets et celles des vins. Désormais, les clients auront le choix entre un rouge et un blanc ouverts ainsi que deux suggestions, l’une carnée, l’autre végétarienne, avec entrée, plat et dessert (à respectivement 50 francs et 45 francs) afin de limiter les coûts opérationnels. Les horaires d’ouverture ont aussi été un peu réduits, obligeant le patron à baisser le taux d’activité de son personnel.
Même s’il garde espoir, s’accrochant à sa capacité de résilience et à la sollicitude de sa clientèle, Lawrence Bamberger relève que la pression qui s’exerce sur la restauration ne fléchit pas en ce début d’année 2024. À Neuchâtel, La Maison des Halles, adresse emblématique de la ville, a fermé fin janvier, à la stupeur générale.
«Force est de constater que le climat est devenu anxiogène pour les restaurateurs. Mais l’amour du métier me donne la force de continuer. La fierté de concocter des plats soignés et la satisfaction ressentie à la fin du service, après avoir entendu les clients nous témoigner leur gratitude, sont autant de motivations que l’argent ne remplacera jamais.»
En première ligne face à la conjoncture défavorable
En 2023, plus de 5000 entreprises ont déposé le bilan en Suisse. Le secteur de l’hôtellerie-restauration a été durement touché: 602 établissements ont mis la clé sous la porte, selon le rapport du cabinet de conseil Dun & Bradstreet. Les hôtels et restaurants sont en outre deux fois plus exposés au risque de faillite que la moyenne des entreprises, ce qui en fait le deuxième secteur d’activité le plus vulnérable après celui du bois et de l’ameublement.
Selon certains experts de la branche, les récents déboires des restaurateurs sont notamment dus à l’étroitesse des marges bénéficiaires, qui les rend beaucoup plus sensibles aux aléas conjoncturels. Actuellement, la hausse des prix des matières premières est difficile à répercuter entièrement sur les prix au risque de perdre une clientèle dont le portefeuille a été soumis à rude épreuve par l’inflation en 2023. À cela s'ajoutent les changements dans les habitudes de consommation de la population, qui aurait tendance à moins manger dehors à midi ou à privilégier les livraisons à domicile. Autant de phénomènes qui effritent des marges souvent déjà égales ou inférieures à 10%.
À noter que la vague de faillites constatée par Dun & Bradstreet pourrait aussi être due au fait que les prêts accordés aux acteurs de la branche pendant le confinement aient permis à des entreprises en mauvaise santé financière de survivre. Une fois le régime d’exception terminé, ces établissements auraient fini par plonger.
En collaboration avec Large Network