Un peu avant 6 heures du matin. L'obscurité engloutit encore le Val de Morteau, les prairies, les vaches, la rivière du Doubs. Dans une petite rue derrière la mairie de Morteau, une lumière s'allume. Elle éclaire la cuisine de Laure Boiteux, qui pose sa tasse de thé et porte son sac à main sur l'épaule. Peu de temps après, elle s'assied dans sa voiture en direction de la frontière suisse. «Le trafic est calme. Mais il va bientôt augmenter», prédit la quadragénaire.
Laure Boiteux est l'une des presque 391'000 personnes étrangères qui travaillent en Suisse, mais qui vivent dans un autre pays et y retournent au moins une fois par semaine. Une frontalière donc. Ceux venant de France représentent plus de la moitié d'entre eux, ils sont actuellement près de 222'000. Leur part a fortement augmenté ces dernières années, comme le montrent les chiffres de l'Office fédéral de la statistique. Dans la commune de Morteau, près de la moitié des travailleurs ont un emploi en Suisse.
Laure Boiteux travaille depuis douze ans pour la ville de Neuchâtel. Elle est architecte et aménagiste. Trois fois par semaine, elle parcourt les quelques 40 kilomètres qui séparent son domicile de son travail. En voiture jusqu'au Locle (NE), puis en train. «Depuis que j'ai des enfants et que je m'investis dans différents comités politiques à Morteau, j'optimise mon trajet. Les transports publics ne sont pas assez fréquents».
Embouteillage, train, boulot, dodo
À peine parti, le petit poste frontière des Brenets apparaît déjà. Laure le franchit rapidement. Personne ne la contrôle. Aujourd'hui, elle freine brièvement, juste pour la photo. Et déjà les voitures s'accumulent derrière elle.
«Les autres frontaliers sont pressés. Certains viennent de loin, font deux heures de route par jour. En Suisse, ils gagnent plus mais à quel prix?» La question de cet équilibre entre frontaliers reviendra plusieurs fois au fil de la conversation aujourd'hui.
Alors qu'elle prend les virages et les ronds-points à vive alure, la Française raconte ce que cela représente pour elle de traverser une frontière tous les jours. «Je n'ai pas l'impression d'aller dans un autre pays, dit-elle. C'est une unité pour moi, le Jura.» Elle se sent «chez elle», que ce soit en France ou en Suisse.
Dans l'obscurité, des rochers et des tunnels apparaissent. Et un embouteillage là où deux routes frontalières se rejoignent. Peu après ce goulot d'étranglement: travaux routiers. À nouveau des bouchons. Un cycliste se fraye un chemin. «Dommage qu'il n'y ait pas de pistes cyclables. Et si les liaisons ferroviaires étaient meilleures, il y aurait moins de trafic sur les routes». Un sujet qui, à Morteau, préoccupe également le maire et les ouvriers du bâtiment à la table du déjeuner, comme on le verra plus tard.
À la gare du Locle, des rangées de voitures aux plaques d'immatriculation françaises se succèdent. Laure Boiteux tamponne sa «carte multicourse» des CFF et monte dans le train en direction de Neuchâtel. Son temps de trajet porte à porte dure environ une heure et demie. Le temps passé dans le train est aussi du temps pour elle, seule. Elle travaille, dort ou lit. Aujourd'hui, elle raconte pourquoi elle a accepté un emploi en Suisse.
«C'était une décision professionnelle.» Pendant sa formation en France, elle a notamment appris auprès d'architectes et d'urbanistes suisses. Elle a ensuite voulu découvrir de l'intérieur la pratique de l'urbanisme en Suisse. La manière de travailler en Suisse lui correspondait — le perfectionnisme, l'amour du détail. Elle a d'abord vécu en Suisse pour plus tard rejoindre son partenaire à Morteau - et est ainsi devenue frontalière.
Comment cela se passe-t-il pour les autres frontaliers? «Nous sommes souvent considérés comme une grande famille. Mais il y a différents types». Certains occupent des postes de direction attractifs qu'ils ne trouveraient pas du côté français de la zone frontalière. Pour d'autres, traverser frontière est surtout un eldorado financier. Ce qu'ils y font exactement devient secondaire.
Les uns habitent depuis toujours dans la région frontalière. Avec leur famille, ils passent aussi leur temps libre en Suisse, font des randonnées, visitent la piscine en plein air du Locle, les musées de La Chaux-de-Fonds, ont des amies des deux côtés de la frontière. D'autres quittent des régions françaises parfois éloignées et marquées par le chômage pour s'installer dans la zone frontalière, en premier lieu en raison des salaires plus élevés dans le pays voisin.
Nouveaux riches, nouveaux pauvres
Les frontaliers constituent une partie de la population au pouvoir d'achat élevé. Et représentent donc également un problème pour ceux qui ne font pas la navette vers la Suisse: les frontaliers qui gagnent bien leur vie font grimper les prix de l'immobilier dans le Val de Morteau. Et le rythme actuel du développement de la construction ne plaît pas à tout le monde.
«Les terrains à bâtir sont rares, il y a la rivière, la forêt, la nature». Ce sont aussi ces évolutions qui ont poussé Laure Boiteux à apporter son expertise d'urbaniste non seulement à Neuchâtel, mais aussi à son village de Morteau. «C'était frustrant de ne participer qu'au développement d'un lieu où je n'habite pas». Aujourd'hui, elle est élue au conseil municipal de Morteau et responsable de l'urbanisme.
Entre-temps, il est un peu plus de 7 heures. Changement de train à La Chaux-de-Fonds. Est-ce que le fait de faire la navette et de se lever tôt la stresse? Non, c'est la routine. Comme pour beaucoup de gens qui travaillent, frontaliers ou non.
Alors que les usines horlogères défilent devant la fenêtre, Laure Boiteux raconte comment ses collègues suisses lui ont fait découvrir la tradition de la torrée neuchâteloise, et comment elle leur a fait découvrir la saucisse de Morteau. «De temps en temps, des collègues me demandent aussi des choses spécifiques qu'ils ne trouvent pas en Suisse». En France, elle rapporte du chocolat pour elle et sa famille, ainsi que quelques expressions suisses.
Il est un peu moins de 8 heures. Le lac de Neuchâtel et les montagnes derrière lui sont baignés d'une lumière bleue. Dans son bureau, Laure Boiteux démarre son ordinateur et pense aux réunions à venir.
Entre boom de la construction et protection de la nature
Pendant que Laure vaque à ses occupations, à Morteau, le maire arrive à la mairie. Retour à Morteau donc. En chemin, côté français, des chantiers apparaissent. La population du Val de Morteau augmente, et ce plus fortement que celle du reste du département du Doubs. Une tendance confirmée par les chiffres officiels français. La part des résidences temporaires et secondaires augmente également.
Ce sont surtout des maisons individuelles qui sont construites, écrit l'Observatoire statistique transfrontalier de l'Arc jurassien. Celles-ci privent de plus en plus l'Arc jurassien de ses surfaces naturelles et agricoles. La région de Morteau est particulièrement touchée — une conséquence de la «pression démographique» exercée par les frontaliers.
Ce jour-là, on ne ressent guère le stress de la densité à Morteau. Les vacances. Tout est calme. Les boutiques chics et les magasins de spécialités s'alignent dans les maisons jaunes pastel et blanches, appréciées des frontaliers qui gagnent bien leur vie et les touristes d'achat venus de Suisse.
A portée de vue des commerces: la mairie rose et jaune. Il est 10 heures. Au premier étage, Cédric Bôle nous invite à entrer dans son bureau. Il est à la tête d'un localité dynamique. «Les frontaliers font partie de l'ADN de Morteau». La proximité avec la Suisse rend la région attractive. La population est relativement jeune, les emplois en Suisse assurent un taux de chômage inférieur à la moyenne française et une certaine prospérité, ajoute-t-il.
Selon l 'Office français des statistiques, la région Bourgogne-Franche-Comté, dans laquelle se trouve Morteau, est l'une des plus prospères de France. En 2020, le revenu moyen des ménages à Morteau était de 29'730 euros par an, soit environ 30% plus haut que la moyenne française.
Financièrement, la frontière fait donc une grande différence. Mais pas dans la tête des gens, dit Cédric Bôle, qui a lui-même été frontalier pendant plus de 20 ans. Pour les gens, la région frontalière compte comme un grand «bassin de vie». Actuellement, la commune développe des projets pour encourager l'échange culturel par-delà la frontière: les gens ne doivent pas seulement se rencontrer au bureau ou en faisant leurs courses, mais aussi pendant les loisirs, le sport, les concerts.
Deux grands défis - une solution incertaine
Malgré tout son enthousiasme, Cédric Bôle a lui aussi rapidement mis des mots les défis qu'implique le mode de vie transfrontalier: «mobilité et logement». «Les infrastructures ferroviaires et routières ne peuvent pas suivre le nombre croissant de frontaliers». Et les voies institutionnelles en France sont longues, le lobbying pour obtenir les investissements souhaités coûte cher. Cela pourrait donc prendre du temps avant que l'on continue à développer le réseau.
Et la situation tendue sur le marché du logement n'est pas non plus facile à résoudre. Il faut de nouveaux logements, des solutions intermédiaires et des mesures pour ceux qui ont du mal à se loger sans salaire de frontalier. Et dans le même temps, le parc naturel régional impose des lois strictes pour la protection de l'environnement.
«Nous sommes limités», dit Cédric Bôle. «Dans les 20 prochaines années, la population du Val de Morteau pourrait augmenter autant qu'au cours des 10 dernières années, soit plus de 15%. Nous devons donc freiner». Le maire est toujours à la recherche du meilleur «équilibre».
C'est l'heure du déjeuner. À moins de cinq minutes à pied de la mairie, des groupes d'hommes en lourds vêtements de travail prennent place au restaurant Le Chaudron. Ils font partie de cette moitié de la population qui travaille ici en France. Mais pourquoi? «C'était la catastrophe», dit l'un des hommes à propos de son expérience de travail en Suisse. Se lever à 4 heures du matin, des patrons peu aimables. «Le salaire ne fait pas tout», dit son voisin de table. Tout le monde acquiesce.
Y a-t-il des tensions à cause des frontaliers? «Non», mias «des bouchons», des embouteillages. Ici aussi, le trafic de plus en plus dense préoccupe. «Mais construire des routes pour les frontaliers, c'est bien. Cela signifie du travail pour nous».
Tout le monde n'est pas logé à la même enseigne
Et sinon, comment sont-ils, les frontaliers? Ils ont une autre mentalité, estiment les hommes attablés. «Ils sont plus riches que nous, portent d'autres vêtements, conduisent d'autres voitures. Ils gagnent plus, dépensent plus et ont plus de dettes». Nouveau hochement de tête. Puis ils doivent retourner au travail, à Morteau.
17h29, retour à la gare de Neuchâtel. Le train pour Le Locle part du quai plein à craquer. Laure Boiteux cherche une place près de la fenêtre. Que pense-t-elle de l'expérience des ouvriers du bâtiment de Morteau?
«Cela dépend certainement du métier que l'on exerce en Suisse». Les travailleurs moins qualifiés, notamment, auraient souvent moins de marge de manœuvre pour gérer leur temps.
Elle le dit clairement: être frontalier n'est pas une fin en soi. C'est plutôt un calcul que chaque personne doit faire pour elle-même. Entre le trajet pour se rendre au travail, le salaire, le coût de la vie qui augmente à mesure que l'on se rapproche de la frontière, et la qualité de vie effectivement gagnée. Mais son calcul est simple: pour trois heures de trajet par jour, elle peut travailler à temps partiel dans un emploi qui lui plaît beaucoup, pour un bon salaire qui lui donne de la liberté.
Argent facile ou avenir stable ?
Qu'en est-il des frontaliers aux pratiques ostentatoires qui finissent endettés? Est-ce plus qu'un cliché? «L'argent peut monter à la tête de tout le monde», estime Laure Boiteux, «que l'on soit frontalier ou non». Et celui qui obtient rapidement un crédit grâce à son salaire suisse peut tout aussi rapidement tomber dans le piège de l'endettement s'il est licencié, ajoute-t-elle. La protection contre le licenciement des salariés est plus faible en Suisse qu'en France. Elle et son partenaire ont délibérément opté pour une maison relativement modeste par rapport à leurs deux revenus suisses.
18 heures. Nouveau changement de train à La Chaux-de-Fonds. Quelques souhaits pour l'avenir, avant que Laure Boiteux n'entame son dernier trajet en voiture: «De meilleures liaisons de transports publics», pendant les heures de pointe, mais aussi plus tard pour les loisirs, le soir et le week-end. Des pistes cyclables sûres — elle pense qu'un trafic vélo-travail pourrait ainsi se développer et que certains frontaliers feraient la navette en vélo électrique.
Mais elle souhaite surtout faire avancer Morteau avec des projets pour tous: un musée, un parc, des logements. Mais pas au détriment de l'environnement et donc de la qualité de vie. Tout à fait dans l'esprit du maire. Et de l'équilibre recherché dans le Val de Morteau, alors que ses vaches, ses collines et la rivière Doubs plongent déjà dans l'obscurité.