Un sociologue décrypte
«On pourrait assister à une révolte des jeunes en Suisse»

Selon le sociologue Sandro Cattacin de l'Université de Genève, des taux de dépression élevés chez les jeunes peuvent annoncer des bouleversements sociaux, surtout dans une société qui n'a «jamais été aussi individualiste». Certains signes avant-coureurs existent.
Publié: 17.09.2022 à 15:09 heures
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Dernière mise à jour: 17.09.2022 à 15:14 heures
«La recherche montre que des taux élevés de dépression peuvent aussi être l'annonce d'un changement social», explique Sandro Cattacin, sociologue à l'Université de Genève.
Photo: EQ Images
Benno Tuchschmid

Des sondages le montrent: les jeunes ne vont pas bien en Suisse. Mais est-ce que ce constat est également effectué par la recherche scientifique? Paradoxalement, il n'y a pas beaucoup de chercheurs sur le sujet en Suisse. Mais il y en a un, pointu sur le sujet, à l'Université de Genève. Voilà qui tombe bien: Sandro Cattacin a accepté de répondre aux questions de Blick.

Les jeunes ne vont vraiment pas bien en Suisse?
Pas si bien que ça, en effet. Avant le Covid déjà, nous avions observé dans l'enquête fédérale YASS auprès des jeunes que les tendances dépressives augmentaient. Les crises sont des accélérateurs. Cette enquête, comme d'autres, prouve la nécessité d'agir: plus de 50% des jeunes adultes disent qu'ils sont très affectés sur le plan psychique! D'autant plus que nous ne sommes pas encore sortis des crises.

C'est un tableau bien sombre...
Oui et non. La recherche montre que des taux de dépression élevés peuvent aussi être le signe avant-coureur d'un changement social. Le dernier mouvement social des jeunes ayant marqué la Suisse en profondeur a eu lieu dans les années 1980. Aujourd'hui, toutes les grandes villes du pays — à l'exception de Lugano — sont dirigées par des politiciens qui ont vécu cette période et qui appliquent le même programme, fait de politique sociale libérale, d'écologie et d'un réseau de politiques sociales. Et devinez ce que nous avions à l'époque, au début des années 1980, parmi les jeunes? Des taux de dépression élevés.

Quel lien y a-t-il entre les deux périodes?
Lorsque des jeunes veulent le changement et qu'ils ne l'obtiennent pas, ils se mettent en colère. Aujourd'hui, cela se manifeste doublement: vers l'extérieur, avec des mouvements sociaux comme les grèves pour le climat, «Black lives matter» ou encore «#MeToo», et vers l'intérieur, à savoir contre soi-même. L'augmentation des dépressions est la conséquence de tout cela. Si vous analysez mai 68, cela a aussi commencé ainsi.

C'est-à-dire?
Il y avait bien sûr d'un côté la colère contre l'establishment, mais il y avait aussi des musiciens qui se sont suicidés en faisant des overdoses et qui étaient célébrés comme des héros par les jeunes.

Il est vrai qu'aujourd'hui, les jeunes se filment sur Tiktok en train de consommer de la drogue ou se servent de ce réseau pour raconter leurs problèmes psychiques.
Les jeunes d'aujourd'hui vivent la phase la plus radicale de l'individualisation de l'humanité. Ils sont très sceptiques à l'égard des solutions collectives. Les jeunes veulent des solutions auxquelles chacun doit contribuer individuellement. Greta Thunberg en est un parfait exemple. Le témoignage de la Suédoise est, en gros, «Regardez comme je souffre!» Elle constitue la définition de ce que j'appelle les mouvements de l'ego.

Les problèmes psychiques des jeunes d'aujourd'hui ne sont-ils pas principalement liés à une peur quant aux perspectives économiques et à un déclin du niveau de vie?
Non. Ça, c'est une crainte des plus vieilles générations. Les jeunes ne sont pas paniqués par l'avenir — ils sont pragmatiques et ne se projettent guère au-delà de deux ans dans le futur.

Mais il y a aussi le Covid, la guerre en Ukraine...
L'effet du Covid sur l'état d'esprit des jeunes est bien documenté: cette période les a désorientés. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, il n'y a pas encore de données. Mais pas besoin d'être devin pour affirmer que la brutalité de la guerre va contribuer à la déstabiliser davantage. Les jeunes sont notre avenir. Mais ils doivent croire que cet avenir leur appartient, sinon ils se révolteront.

Les grèves pour le climat, #MeToo, «Black Lives Matter»: ce sont tous des mouvements de gauche. Mais il n'y a pas que des jeunes de gauche.
Bien sûr que non. Mais les données sont claires: jusqu'en 2004, la jeunesse a glissé à droite. Depuis, elle est de plus en plus à gauche — mais être de gauche ne signifie pas forcément être révolutionnaire. Ce qui est clair, c'est que les jeunes sont très sensibles aux attaques contre la sensibilité et l'essence des individus.

Qu'est-ce que cela signifie pour l'avenir?
Je m'attends à ce que dans dix ans, davantage de politiciens qu'aujourd'hui soient très sensibles aux injustices sur des thèmes comme le handicap, le genre, la migration, l'origine.

On le remarque justement dans les discussions sur l'appropriation culturelle. Pour beaucoup de gens, ce caractère absolu du mouvement «Woke» va trop loin. Qu'en pensez-vous?
Ce qu'on appelle le wokisme est né aux Etats-Unis en tant que culture de la bienséance et du respect. Aujourd'hui, le terme a été récupéré par la droite et utilisé comme critique, ce qui ne résout évidemment pas le problème du manque de respect envers les plus faibles. Nous devons apprendre à vivre dans une société où la différence est la normalité et aussi la force. Pour cela, il faut une culture du respect — et aussi une culture de la patience, des erreurs et des conflits.

Revenons au présent. La politique doit-elle réagir à ces problèmes des jeunes? Et comment?
Oui, mais elle l'a déjà fait: la prévention du suicide est fortement développée en Suisse! Cela a eu pour effet que les suicides chez les jeunes n'ont pas augmenté en Suisse, bien que les pensées suicidaires se soient, elles, accrues. Mais il y a des domaines où nous sommes encore à la traîne.

Lesquels?
Il faut davantage d'aide «à leur niveau» pour les jeunes. Pour certains, des coachs du même âge seraient plus utiles que des psychologues. Ils écouteraient plus facilement un jeune de 19 ans qu'un thérapeute. En France, un programme de mentorat appelé «grand frère» a été testé avec succès. En Suisse, nous sommes passés à côté. Et pourtant, ce ne serait même pas si cher.


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