Depuis que le corps sans vie de son fils Kevin a été retrouvé, le matin du 29 octobre 2023, en partie immergé dans la rivière «Le Trient», Safet Kurtovic ne dort plus. Cheveux gris en bataille, le visage marqué par ce deuil impossible, ce Bosniaque originaire de Serbie, arrivé en Suisse il y a plus d’une vingtaine d’années, tente de comprendre ce qui a pu arriver cette nuit-là. Une seule certitude pour ce père de trois enfants: «Mon fils ne s’est pas rendu à cette fête pour mourir.»
La fête tourne au drame
Plus qu’une fête, un week-end de réunification organisé par des étudiants de médecine en 5ᵉ année à l’Université de Lausanne (UNIL) à Trient (VS) à laquelle ils étaient plus d’une centaine à participer. Au programme, des jeux à boire et animations durant l’après-midi, apéro, repas et une soirée sur le thème «hippie» à l’auberge du Mont-Blanc, privatisée pour l’événement.
Mais au lieu de rentrer le dimanche matin à Lausanne, Kevin Kurtovic a été retrouvé inconscient dans le lit de la rivière, sans chemise et pieds nus, à 50 mètres de l’auberge. En sévère hypothermie et arrêt respiratoire, le jeune homme de 24 ans est héliporté, à l’hôpital de Sion. Son décès sera prononcé quelques heures plus tard.
Prévenu par sa belle-sœur, Safet Kurtovic arrive en catastrophe à l’hôpital, mais il est déjà trop tard. Les larmes coulent sur ses joues. «Quand les médecins m’ont annoncé que c’était fini, je suis tombé à genoux. J’ai imploré Dieu. Pourquoi mon fils? Pourquoi pas moi?»
Derrière un petit rideau, il devine le corps sans vie de son enfant. Un médecin s’approche alors. «Il m’a dit qu’ils avaient fait leur possible. Même davantage qu’il n’aurait fallu, souffle Safet. Comment peut-on dire ça à un papa qui vient de perdre son fils? Ces mots resteront gravés à jamais dans ma mémoire.»
Un agent de police vient prendre ses coordonnées ainsi que celle de son ex-épouse, présente elle aussi. «Le lendemain, on nous a appelés pour dire qu’on pouvait récupérer le corps de notre fils. C’est tout, déplore-t-il. Je n’ai obtenu aucune information sur les circonstances de son décès.»
Des circonstances qui demeurent floues. Selon certains documents que nous avons pu consulter, des traces de sang de Kevin ont été retrouvées sur les escaliers de l’auberge, sur le capot et le toit d’une voiture stationnée devant ledit escalier. À proximité, son téléphone – écrasé, comme si une voiture avait roulé sur l’appareil – son bracelet et ses lunettes explosés et ses chaussures, éparpillées. Entre la dernière fois où il aurait été aperçu (entre 23h30 et 2 heures matin) et la découverte de son corps, à 10 heures, que s’est-il passé?
Une enquête menée par le Ministère public du canton du Valais est toujours en cours, dont la conclusion intermédiaire tendrait à exclure l’implication d’un tiers dans le décès de Kevin. Une hypothèse inacceptable pour Safet Kurtovic. «Son téléphone a été cassé. On a retrouvé du sang, il était pieds nus! Je ne dis pas que quelqu’un lui a délibérément fait du mal. Est-ce que les étudiants cachent quelque chose? Un dérapage? Une soirée trop arrosée qui a mal tourné? Mon fils a-t-il été drogué? A-t-il été percuté par une voiture?»
Le silence assourdissant des étudiants
Face à une justice trop lente, des analyses toxicologiques qui tardent, une autopsie préliminaire qui n’a pas pu établir la cause du décès et des auditions de témoins qui ne permettent pas de reconstituer avec exactitude le fil des événements, Safet Kurtovic se bat pour connaître la vérité.
«Je creuserai la terre et le ciel pour découvrir la réponse, pendant que je suis vivant et que je respire», dit-il en nous montrant les échanges qu’il a eus avec certains étudiants contactés un à un. Certains allant même jusqu’à refuser de lui parler, invoquant le stress des examens et la peur d’être déstabilisé durant la session. Un manque d’empathie qui vient briser une deuxième fois le cœur de ce père éploré. «Ses camarades de volée ne veulent pas parler. Ils ont peur pour leur carrière», affirme-t-il.
100 jours après la mort de son fils, toujours sans le moindre début d’explication, il publie un texte sur le réseau social Linkedin où il confie sa douleur et son immense solitude. «J’ai réussi à l’écrire avec mes dernières forces. J’étais au plus bas, je venais de me rendre sur la tombe de mon fils… Je n’en pouvais plus de tous ces mensonges, de cette indifférence de la justice, de la police, des étudiants», dit-il en essuyant ses yeux.
Aujourd’hui, plus de six mois se sont écoulés et Safet ne connaît toujours pas les raisons qui ont mené à ce drame. Alors, représenté par Maître Albert Habib, son avocat lausannois, le père de Kevin poursuit son combat. «Une procédure difficile, atteste l’avocat lausannois. Pour l’heure, le Ministère public a refusé presque la totalité des demandes que nous lui avons adressées. Pourtant, et d’autant plus lorsqu’il est question de la mort d’une personne, le principe de la recherche illimitée de la vérité doit guider le Parquet.»
Et le pénaliste d’ajouter: «Et il n’est pas question de regarder le coût d’une mesure d’instruction ou d’être trop stricte sur l’évaluation des chances de succès d’une réquisition de preuve. Collecter des informations et les analyser est une priorité absolue.»
La demi-soeur de Kevin porte plainte
La demi-sœur de Kevin Kurtovic a aussi déposé plainte contre inconnu(s) dans le cadre de cette affaire et a engagé un avocat pour faire avancer la procédure. «Ma cliente attend de la justice qu’elle explore toutes les pistes pour que la lumière soit faite sur les circonstances du décès», déclare Maître Ludovic Tirelli.
Il poursuit: «Le Ministère public, dès le départ, a adhéré à la thèse de l’accident et n’a pas cherché à explorer d’autres possibilités, alors même qu’il existe des éléments troublants comme, par exemple, d’importantes contradictions chez les personnes auditionnées concernant le dernier moment où la victime aurait été aperçue à la fête. On peut aussi se demander pour quelles raisons les recherches n’ont été entreprises que le matin alors que manifestement certaines personnes s’étaient inquiétées de la disparition de Kevin en fin de soirée déjà.» Un Ministère public, qui, pour l’heure n’a pas répondu à nos sollicitations.
Si Safet Kurtovic a décidé de médiatiser son combat, c’est pour faire avancer la procédure. Surtout, le père de famille nourrit un espoir. «Peut-être que quelqu’un aura mauvaise conscience et dira enfin ce qu’il s’est vraiment passé cette nuit… Je suis un père, je mérite la vérité.»
Sur son téléphone, il fait défiler des vidéos de celui qu’il appelait «son bébé». «Il n’aimait pas ce surnom, mais il avait fini par s’habituer», sourit-il. «Vous savez ce qui me rendait le plus fier? Quand il dansait sur scène.» Il nous montre une prestation de son fils. Le regard de Safet s’illumine. Quelques secondes de répit pour ce papa. Puis, il se souvient. Son fils est mort.