Nous sommes le vendredi 12 mai, à Vevey (VD). En début de soirée, Michel* rejoint son ami Thibaut* pour un casse-croute au bord de l'eau. Les deux jeunes hommes vont chercher de quoi se rassasier chez un traiteur syrien — sis place Scanavin, dont le nom est «Le Syrien».
Michel règle les deux sandwiches aux falafel payés par carte, Thibaut lui rembourse la modique somme de 11 francs via l'application Twint. En commentaire, il indique le motif de la transaction: «syrien». Puis, direction le coucher de soleil sur le Léman avec la pitance.
L'histoire aurait pu s'arrêter là. Mais, surprise: cinq jours plus tard, Michel reçoit une lettre de sa banque, Credit Suisse, que Blick a pu consulter. «Nous regrettons de ne pas avoir pu créditer le paiement suivant», peut-on lire en préambule.
Il s'agit de ces fameux 11 francs, que son pote avait pensé lui avoir versé via Twint quelques jours plus tôt. «Je n'en croyais pas mes yeux», témoigne Michel. Cause de l'échec et du refus de la transaction: le mot «syrien».
«Pays sensibles»
Pour justifier sa décision, Credit Suisse invoque les sanctions bancaires internationales. «En tant que banque active au niveau mondial, le Credit Suisse s'engage à respecter de nombreuses lois locales. Le Credit Suisse tient compte, entre autres, des sanctions appliquées par la Suisse, l'Union européenne, les États-Unis et les Nations Unies, qui interdisent certaines transactions en lien avec des pays, des sociétés et/ou des personnes sensibles», peut-on lire dans la missive reçue par Michel.
Et la banque d'ajouter, toujours par écrit: «Par conséquent, le Credit Suisse n'exécute aucun paiement ayant un lien (économique) direct ou indirect avec ces pays, ces sociétés ou ces personnes.» De quels pays parle-t-on, au juste? «Les pays sensibles sont l'Iran, Cuba, la Corée du Nord, la Syrie et le territoire ukrainien qui n'est pas sous contrôle gouvernemental (par exemple, la Crimée et les parties orientales ukrainiennes sous contrôle militaire russe).»
En fin de lettre, Michel est même prié de «ne pas présenter à nouveau ce paiement au Credit Suisse». Mais aussi de s'assurer «que vous ne recevrez pas ou ne donnerez pas ordre à l'avenir pour des paiements relevant des restrictions».
Jamais mis les pieds en Syrie
«J'ai d'abord cru que c'était une blague», commente le trentenaire vaudois. Au moment de nous faire parvenir le courrier en question. Il n'a jamais mis les pieds en Syrie et n'a aucun lien avec ce pays, assure-t-il. Hormis le fait de compter parmi les fidèles clients d'Ahmad Nazem Badawi, à la tête du Syrien, restaurant bien connu sur la Riviera, qui a reçu la visite du journal «Le Temps» en 2022.
De toute évidence, la transaction entre Thibaut et Michel n'est pas une entorse aux sanctions bancaires internationales. Alors comment se fait-il qu'elle ait été bloquée malgré tout?
Confrontée à la lettre reçue par Michel, la banque répond succinctement le 17 mai. «Le Credit Suisse s'engage à mener ses activités dans le strict respect de toutes les lois, règles et réglementations en vigueur sur les marchés où il opère. Cela implique notamment de vérifier en permanence les relations clients et les paiements individuels par rapport aux exigences réglementaires en matière de sanctions.»
Les listes noires
Cela veut-il dire que les banques suisses pistent en permanence nos transactions, à l'aide de certains mots-clefs, pour s'assurer que tout est bien en règle? Explicitement interrogé quant à l'existence d'une éventuelle liste noire de vocables, Credit Suisse botte en touche: «Nous ne donnons pas de détails.»
Une personne employée dans cette institution précise cependant, sous couvert d'anonymat: «Il y a en effet des noms et des adjectifs relatifs à des pays qui peuvent prêter à confusion.» Et qui déclencheraient donc automatiquement le blocage d'une transaction.
Face à la réponse évasive de Credit Suisse, Blick a contacté d'autres banques du pays pour en savoir un peu plus sur ces mots qui déclenchent l'alerte rouge. Comment fonctionne ce système de sécurité sémantique? La plupart des institutions refusent, elles aussi, de donner plus de précisions à ce sujet.
Surtout des noms de personnes
C'est la Banque cantonale neuchâteloise (BCN) qui nous a livré la réponse la plus transparente. «Comme toutes les banques, nous scannons effectivement le trafic des paiements avec des outils de filtrage», explique sa porte-parole Marie-Laure Chapatte.
Comment ça marche? «Les listes de filtres sont intégrées par nos fournisseurs externes, et reprennent notamment la liste des sanctions suisses à travers le monde. Des pays comme la Syrie, l’Iran ou la Corée du Nord sont par exemple pris en considération — il y a aussi Cuba dans les listes américaines.» Et la communicante de préciser que «sur ces 'listes noires' des mots, figurent essentiellement des noms de personnes.»
Quoi qu'il en soit, Michel reste un peu abasourdi. «Du coup, j'ai fini par lui offrir ce 'syrien' du 12 mai...» Thibaut régalera la prochaine fois.
*Pseudonymes. Les identités sont connues de la rédaction.