Exfiltrés, éduqués, oubliés...
Où sont passés les orphelins ukrainiens accueillis à Pompaples? Personne ne semble le savoir

La question est simple: où sont passés les orphelins ukrainiens accueillis par le canton de Vaud? La réponse, beaucoup moins. Entre devoir moral, solidarité affichée et silences administratifs, l’histoire d’un sauvetage vire au brouillard institutionnel. Enquête.
Publié: 14.04.2025 à 12:14 heures
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Dernière mise à jour: 14.04.2025 à 16:15 heures
Image d'illustration. Lviv, Ukraine, 7 mars 2022. Des enfants sont évacués d'un orphelinat.
Photo: KEYSTONE/VITALIY HRABAR
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

C’est l’histoire d’un formidable élan de solidarité qui s’éteint dans l’indifférence. Quelques semaines après l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022, Olena Zelenska, la femme du président Volodymyr Zelensky implore la communauté internationale de sauver les enfants des orphelinats.

La Suisse répond présente. Au total, 170 orphelins ukrainiens sont exfiltrés entre avril et août 2022 lors d’opérations complexes nécessitant une coordination entre le Secrétariat aux migrations (SEM), Kiev, l’Organisation Internationale pour les migrations (OIM) et la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) de l’Etat de Vaud. A l’origine de cette mobilisation, deux entrepreneuses — l’une suisse, Sofia de Meyer, fondatrice de la marque de jus de fruits Opaline, et l’autre ukrainienne — qui déplacent des montagnes pour offrir une chance de survie aux enfants. Trois cantons mettent en place des structures d’accueil: Vaud, Valais et Berne.

Dans le canton de Vaud, 61 bambins âgés de 9 mois à 6 ans, en provenance des orphelinats de Kamianske et de Marioupol, trouvent refuge sur le site de Saint-Loup à Pompaples (VD), dans un ancien EMS aménagé spécialement pour leurs besoins. La Direction générale de l’enfance et de la jeunesse de l’Etat de Vaud (DGEJ) mandate la Fondation Emma-Couvreu (FEEC) afin d’assurer la prise en charge des enfants dans les meilleures conditions possibles.

Les deux directrices des orphelinats conservent la garde légale des petits. Les autorités ukrainiennes fixent une règle claire: elles seules décideront du retour des enfants. Pas d’adoption en Suisse — la Convention de La Haye de 1993 l’interdit en cas de conflit armé.

A Pompaples, les enfants reprennent pied peu à peu. Ils apprennent le français, vont à l’école, se reconstruisent à l’abri des bombes et des drones russes. Une classe spécialisée est même créée. L’opération semble exemplaire. La Suisse humanitaire est au rendez-vous.

L'Ukraine, à feu et à sang

Trois ans plus tard, la guerre fait toujours rage en Ukraine. Les missiles russes pleuvent, partout, tout le temps. A Kharkiv (nord-est), le 3 avril, faisant 4 morts et 35 blessés. A Kryvyï Rih (centre), le 4 avril. Bilan: 19 personnes, dont 9 enfants – la frappe la plus meurtrière contre des mineurs depuis le début de l’invasion. Et encore dimanche 13 avril, une frappe des forces russes contre des civils a tué au moins 34 personnes et fait une centaine de blessés à Soumy (nord-est).

C’est dans ce contexte de guerre totale que Blick a appris que sur les 61 orphelins hébergés sur le sol vaudois, 20 étaient rentrés au pays, adoptés par des familles ukrainiennes. Une information qui interpelle. Où sont-ils exactement?

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La décision de placer ces enfants dans des familles en Ukraine et de les évaluer le cas échéant revient aux autorités ukrainiennes
Porte-parle de la Direction générale de l'enfance et de la jeunesse (DGEJ) de l'Etat de Vaud
»

Une source proche des bambins révèle que les enfants partent à la hâte, sans préparation, laissant derrière eux leurs amis, leurs repères et le seul havre de paix qu’ils aient connu. Une terre d’accueil sur laquelle certains ont déjà passé plus de la moitié, voire la majeure partie de leur vie.

Aucune information ne filtre, notamment sur les régions d’Ukraine où ils sont rapatriés, ni sur le profil des adoptants. Selon nos informations, les enfants devraient donner leur consentement pour les adoptions, mais peut-on parler de libre arbitre pour des tout-petits?

Des questions sans réponse

Dans quelles conditions les enfants sont-ils ramenés? Vers quelles régions d’Ukraine? Lesquelles sont considérées comme des zones sûres? Quel est le profil des adoptants? En posant ces questions, Blick s’est heurté à des portes fermées, à des exercices de langue de bois institutionnelle et à des renvois d’autorité en autorité.

Première institution sollicitée, la Maison d’enfants de Pompaples, gérée par la Fondation Emma-Couvreu (FEEC). Silence. Elle renvoie la balle à la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) de l’Etat de Vaud et son directeur adjoint Frédéric Vuissoz. Qui nous répond quatre jours plus tard par l’entremise de sa conseillère en communication. «La décision de placer ces enfants dans des familles en Ukraine et de les évaluer le cas échéant revient aux autorités ukrainiennes qui conservent une compétence exclusive ici. Si vous souhaitez davantage d’informations sur ces points, nous vous invitons à vous adresser aux autorités ukrainiennes qui gèrent ces adoptions.»

Ce que l’on fait. L’ambassade d’Ukraine en Suisse redirige le paquet de questions à l’une de deux représentantes légales des orphelins, la directrice de l’orphelinat de Kryla Nadii. Celle-ci nous assure que «le processus de placement d'enfants ukrainiens résidant temporairement sur le territoire suisse se déroule conformément à la législation ukrainienne». Et nous invite à interroger les services sociaux nationaux d’Ukraine. Qui n’ont pas donné suite à notre sollicitation.

Exfiltrés, éduqués, oubliés

Aucune trace des enfants, donc, ce qui ne semble pas alerter outre mesure la DGEJ. «Les autorités ukrainiennes ont cependant assuré que les enfants retourneront dans les régions les plus sûres et nous avons régulièrement partagés avec eux notre souci que ces retours puissent être anticipés et se faire en douceur pour les enfants», nous écrit-on.

Mais quelle région peut aujourd’hui être considérée comme «sûre» en Ukraine? Aucune actuellement, selon la Confédération. Le Secrétariat aux migrations (SEM) admet lui-même être en train de les définir, dans le cadre de la motion de la conseillère nationale Esther Friedli (UDC/SG). Une motion adoptée par le Parlement suisse en décembre dernier malgré les réticences du Conseil fédéral, qui estime qu’elle ne tient pas compte de l’instabilité sur le terrain.

Pourquoi ces enfants doivent retourner dans une zone de guerre, alors que la Suisse n’a pas renvoyé de réfugiés en Ukraine? Au SEM, on nous explique par écrit que «les décisions éventuelles concernant le retour d'enfants relevant du droit d'asile doivent tenir compte de l'intérêt supérieur de l'enfant – cela s'applique également aux enfants placés en institution».

De nombreux facteurs entrent en ligne de compte, y compris la région de retour. Et de préciser que ce sont les autorités cantonales compétentes qui évaluent si un retour en Ukraine est judicieux et compatible avec le bien-être de l'enfant.

Or, le Canton de Vaud, interrogé sur la question précise des lieux de destination, se défausse sur les autorités ukrainiennes… Interrogée elle, aussi, Sofia de Meyer, l'une des deux entrepreneuses à l'origine du sauvetage, explique ne pas en savoir davantage car elle a passé le relais aux cantons et communes deux semaines après l'arrivée des petits.

Brouillard institutionnel et devoir moral

Vous en avez marre de vous faire balader entre Pompaples, Lausanne, Berne et Kiev? Nous aussi. Blick, peu satisfait des réponses de la DGEJ, sollicite un entretien avec le conseiller d’Etat vaudois, Vassilis Venizelos, à la tête du Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité. Peut-être que lui sait où sont passés les gamins?

Il nous répond – par écrit – ces six lignes protocolaires. Et pas de mention du lieu de destination des orphelins rapatriés… «Le Canton est très sensible au parcours de ces jeunes enfants ainsi qu’à leur bien-être. Nous nous efforçons de les accueillir dans les meilleures conditions possibles et de leur garantir les conditions d’un retour en Ukraine optimal et sûr. Nous avons des échanges réguliers avec la Confédération et les autorités ukrainiennes à ce sujet. C’est d’ailleurs un élément que j’aborderai à nouveau avec Beat Jans lors de sa prochaine visite dans le Canton de Vaud en mai prochain.»

Fin mai 2024, un député vert’libéral au Grand conseil vaudois s’était soucié du sort de ces enfants. David Vogel avait interpellé le canton sur l’accueil sur le long terme des orphelins ukrainiens dans un texte cosigné par 13 élus. Joint par téléphone, cet enseignant au gymnase s’inquiète toujours du sort des bambins. «Accueillis temporairement, ils ont des perspectives de retour dans leur pays d’origine qui s’amenuisent, d’autant plus qu’ils sont scolarisés dans le canton et qu’ils parlent français», dit-il. 

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Légalement, le canton de Vaud est dans les clous, après évidemment, se pose la question du devoir moral… Et là, c’est vrai que la situation est regrettable
David Vogel, député vert'libéral au Grand conseil vaudois
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Selon lui, la Suisse aurait dû, dès le départ, poser une durée limite de 12 mois à cet accueil temporaire. Et à l’issue de celle-ci, décider de régulariser ou non la situation de ces enfants. Or, «le problème, c’est la multiplication des intervenants et la répartition des rôles entre la Confédération, le canton de Vaud et l'Ukraine. C’est devenu un casse-tête. Pour résumer: le Canton paie, mais ne commande pas».

Et n’est-il pas responsable du sort des gamins qu’il a accueillis durant trois ans? «Légalement, il est dans les clous, après évidemment, se pose la question du devoir moral… Et là, c’est vrai que la situation est regrettable.»

Et la question de la responsabilité du canton de Vaud de rester entière. Il semble difficilement acceptable que soient mobilisés des moyens politiques, logistiques et humains pour évacuer ces enfants d’une zone de guerre, sans garantir un suivi transparent de leur parcours. Une terre d’accueil n'a-t-elle pas le devoir de savoir ce qu’il advient de celles et ceux qu’elle a choisis d’abriter? Aujourd’hui, personne ne peut dire avec certitude où sont ces enfants.

Edit: à la demande du Département de la jeunesse, de l’environnement et de la sécurité (DJES) après publication de l'article. Nous rappelons qu'il avait été préalablement sollicité.

Il est faux d’affirmer comme le fait le titre de cet article que le Canton de Vaud ne saurait pas où se trouvent les enfants ukrainiens. En l’occurrence, lors de chaque transfert d’enfant auprès de sa famille d’accueil en Ukraine, tant la Direction générale de l’enfance et de la jeunesse (DGEJ) du Canton de Vaud que l’Office fédéral de la Justice sont informés du nom du nouveau tuteur de l’enfant ainsi que de son adresse en Ukraine. Le transfert de chaque enfant est approuvé par les autorité ukrainiennes en charge, à savoir le Département ukrainien du contrôle de l’Etat sur le respect des droits de l’enfant, le Service social national de l’Ukraine ainsi que les autorités régionales ukrainiennes. Nous rappelons ici que l’Ukraine a la compétence exclusive en la matière.

Si nous disposons de ces informations, il ne nous appartient pas en revanche de les divulguer puisqu’elles sont du ressort des autorités ukrainiennes. C’est la raison pour laquelle la DGEJ vous a répondu « Si vous souhaitez davantage d’informations sur ces points, nous vous invitons à vous adresser aux autorités ukrainiennes qui gèrent ces adoptions. »

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