Les rayons du soleil couchant tapent contre la baraque boisée. Une jeune femme en polaire ramène des chevaux dans leur box. C’est la première fois que je vois, en chair et en os, Ophélie Baudit, 26 ans. Autour de nous, une classe qui passe, des vignes et des champs, quelques bâtisses. Plus loin, Cyril Messiaux, 31 ans, aide la jeune femme à terminer sa journée. L'air est pur, mais l’isolement urbain n’est pas total au Domaine de la Terre: à 5 minutes à pied rugit la route fréquentée de Chancy, en terres genevoises.
Ce mardi à 18h, il ne manque qu’une personne à l’appel: Robin Rapin, 25 ans, qui surgit quelques minutes plus tard. «J’étais au service civil», s’excuse-t-il. Réuni, le trio m’emmène directement admirer son «bébé»: une parcelle de terre d'environ 4000 mètres carrés… recouverte de fumier. La première plantation doit attendre février.
Le royaume des vers de terre
C'est à leur QG — une table en bois et quelques chaises en extérieur qui ne paient pas de mine, mais qui créent un décor propice aux rêves — que les trois acolytes me dévoilent leurs idées. Nuit tombante et ambiance intimiste. Le fumier? La première étape d’une production biologique nommée «maraîchage sur sol vivant». Quésaco?
En somme, c’est une technique qui laisse un sol prendre soin de lui-même par des cycles naturels et grâce à la biodiversité environnante. Autrement dit: les divers insectes et vers de terre. Laisser faire la nature, avec le moins d’intervention humaine possible: le symbole d’une agriculture novatrice et consciente, adaptée aux problématiques environnementales et sociétales contemporaines. «On vient avec des idées et on adapte le domaine à notre vision», soutient la cheffe de file, me proposant des chips et du hummus.
Une agriculture nouvelle génération
Elle reprend l'exploitation agricole de son père, Jacques Baudit. Celui-ci fait, d'ailleurs, une brève apparition: «J’ai eu un père qui m’a dit 'Fais comme ci, fais comme ça'. C’était dur d’amener du renouveau... alors je laisse Ophélie faire sa propre expérience, elle», me souffle-t-il calmement.
«De toute manière, il faut que ça change, reprend l'ancien municipal PDC. Dans les années 1970-80, on employait beaucoup de pesticides et d’engrais. On n’avait pas oublié la nature, mais on forçait un peu les choses. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il faut travailler avec un peu plus de respect envers cette nature.»
Jacques Baudit arrive en fin de carrière. Je demande à le prendre en photo avec sa fille, mais il décline poliment: «C’est son projet à présent, je ne devrais pas apparaître», s'excuse-t-il avant de s'éclipser. Et les trois jeunes visages qui reprennent le flambeau en face de moi ont des tas d'idées.
«A l’époque, on misait beaucoup sur la 'production', développe Robin. Aujourd’hui, on veut proposer une agriculture proche de la nature, de l’environnement, mais aussi à taille humaine. On n’a pas envie de finir à 40 ans avec le dos cassé!».
C’est dit sans détour, entre deux taffes de cigarette roulée. La problématique est connue: les paysans et paysannes suisses sont en proie à la solitude, à une pression financière et à un surmenage général. Le risque de suicide dans la branche serait même plus élevé de 37% qu’ailleurs. Tout cela dans un contexte où les crises s'enchaînent. Le trio de cerveaux en ébullition n'est-il pas légèrement fou?
Préserver son dos... et sa santé mentale
La question agite directement Cyril, qui me regarde les yeux brillants de détermination: «C’est la raison pour laquelle on se lance, dit-il en se redressant. Je sais qu’on va en baver avec ce projet, mais c'est lui qui va sauver ma santé mentale! On va être le changement que l'on rêve tous de voir apparaître autour de nous. On va essayer de redéfinir ce qu’est le travail, ce que c’est que d’avoir une vie saine, une communauté… Et de redéfinir tout ce qui nous a fait du mal ces dernières années!»
«Le métier d'agriculteur est autant une charge physique que mentale», complète Ophélie. Mais à trois et en dehors d'une pression familiale, les jeunes entrepreneurs comptent se répartir les tâches et s'épauler. Plus encore, ils souhaitent rendre leur projet «social». C'est-à-dire? «Un des axes, c'est l'accueil du public et sa sensibilisation, approfondit Robin. On veut faire des expositions, des soirées. Le but est de créer un lieu de partage, pour que l'agriculture redevienne une cause commune. Pour les vendanges, on aimerait par exemple inviter nos amis, mais aussi les consommateurs, pour nous aider à récolter le raisin et ainsi rappeler le travail que cela signifie. Je suis un peu le gars social du groupe», blague-t-il. «Ou le cas social», surenchérissent ses camarades, rire au rendez-vous.
Animation: Elise Myo
Vous l'aurez compris: les trois entrepreneurs sont avant tout des amis. Ils se sont rencontrés un peu comme je les vois aujourd'hui, autour d'une bière, mais aussi en suivant les mêmes études: ingénierie en gestion de la nature. Leur rêve, ils comptent le réaliser avec l'aide d'un crowdfunding qu'ils ont lancé ce lundi. Et l'étape d'après? La première plantation maraîchère, en février. Elle devrait comporter des carottes et des pommes de terre... En respectant ainsi le cycle des saisons.
Il est 20h lorsque nous finissons notre entretien. Ma journée est terminée, mais pas celle des trois collègues. En m'éloignant, je les entends débriefer à la lueur des ampoules de leur salon improvisé. La discussion leur aura peut-être apporté de nouvelles idées pour révolutionner le monde de l'agriculture suisse.