Ignazio Cassis est-il un très mauvais diplomate? La question se pose, après le camouflet infligé par la Russie à la Suisse la nuit de mercredi à jeudi devant l’ONU. Le ministre des Affaires étrangères, Serguei Lavrov, a opposé un «niet» extrêmement clair à son homologue suisse, alors que celui-ci lui rappelait la proposition de la Suisse d’organiser un sommet pour la paix, volonté annoncée officiellement par la Présidente de la Confédération Viola Amherd le 15 janvier dernier, à la suite de la visite du président ukrainien Volodymyr Zelensky à Berne.
L’argument de la Russie est on ne peut plus clair: «La Suisse est prête à construire la sécurité européenne, non pas avec la Russie, mais contre la Russie». Serguei Lavrov se base sur le projet nommé «Stratégie extérieure 2024-2027» de la Suisse, mais on ne peut s’empêcher de se demander si, plus généralement, les gestes d’Ignazio Cassis, très émotionnel, n'ont pas joué un rôle dans le fait que la Russie considère désormais notre pays comme partial.
«Les Russes adoptent avant tout le narratif qui les arrange, relève un observateur avisé employé par la Confédération, mais il est vrai qu’appeler Volodymyr Zelensky 'my friend' (ndlr: 'mon ami', en français), le prendre dans ses bras alors qu’une poignée de main suffirait largement, tout cela est au minimum extrêmement maladroit. Ça n’est pas comme ça qu’on met les Russes en confiance et, en matière de diplomatie, les gestes comptent parfois autant que les paroles».
Émotions et démonstration, Ignazio Cassis n'est pas le seul à verser dans ce registre. Viola Amherd confiait récemment à Blick être impressionnée par le dirigeant ukrainien, au terme de leur rencontre en marge du WEF de Davos (GR).
Un peu too much? Pour Carlo Sommaruga (PS/GE), l'attitude joue un rôle non négligeable en matière de diplomatie. «C'est très compliqué d’appeler à une conférence pour la paix quand on fait des salamalecs avec Zelensky et qu’on affiche si clairement son empathie. On ne peut pas faire copain-copain avec un chef d’Etat et aller ensuite jouer les neutres face à son adversaire», relève le vice-président de la Commission de politique extérieure du Conseil des États.
Un triomphe fédéral un peu trop rapide
Carlo Sommaruga estime toutefois que la vraie maladresse est ailleurs. S'il tient à rappeler que «la Suisse a eu raison de prendre position sur la violation crasse du droit international humanitaire (DIH) par la Russie et de participer aux mesures destinées à la ramener à une attitude respectueuse de la charte de l'ONU», le sénateur juge que la Suisse paie «sa politique de rapprochement avec l'OTAN très approximative». Et Carlo Sommaruga d'ajouter par ailleurs: «Au lieu de clamer publiquement qu'elle allait organiser une conférence pour la paix, Madame Amherd aurait mieux fait de proposer les services de notre pays».
Pour Roland Rino Büchel (UDC), membre de la Commission de politique extérieure du Conseil national, cette conférence est pourtant capitale: «Chaque jour, des personnes innocentes meurent et il est regrettable que notre pays ne puisse pas l'organiser avec la Russie.» L'attitude d'Ignazio Cassis? «Les Russes ont un problème avec la position de nos autorités depuis le début de la crise, ce qui signifie que le problème vient du Conseil fédéral, mais il est clair que la prestation de Cassis avec Zelensky sur la Place fédérale n'a pas aidé.»
Pourquoi ces salamalecs, comme les appelle Carlo Sommaruga? Notre source à Berne voit dans le comportement du conseiller fédéral une volonté de (faire un peu trop pour) compenser le ratage du Département des affaires étrangères au début de la guerre d’Ukraine: «Nos autorités ont tardé pour dénoncer une agression qui bafoue clairement le DIH, alors que cette dénonciation n’était absolument pas incompatible avec notre neutralité. La Suisse a 'raté le départ' de la guerre et elle tente maintenant de se rattraper.»
Une neutralité à redéfinir?
Tout ce bazar ne vient-il pas du fait que notre neutralité joue les girouettes, ce qui risque de poser à l'avenir des problèmes diplomatiques (et commerciaux) avec tous nos partenaires de discussion? Avant la neutralité qu’on pourrait qualifier d’«émotionnelle» d’Ignazio Cassis, on se souvient des efforts entrepris par Micheline Calmy-Rey pour imposer son concept de diplomatie «active».
«Micheline Calmy-Rey n’a rien redéfini, balaie un proche des services diplomatiques de la Confédération. Elle était surtout une pro du marketing politique. La neutralité est clairement définie dans un document qui date de 2004. L’important, c’est de lui donner une ligne directrice et de communication qui ne change pas au gré de conflits, ce qui peut donner le sentiment que la Suisse change sans cesse de position.»
Une initiative pour la neutralité
Clarifier la neutralité et asseoir le rôle de la Suisse sur la scène internationale, c'est une priorité pour Roland Rino Büchel. «C'est la raison d'être de l'initiative pour la neutralité», rappelle le parlementaire, qui se réjouit du débat public qu'elle va engendrer.
Cet avis n'est pas partagé par Carlo Sommaruga. Le conseiller aux États estime au contraire que la neutralité doit pouvoir évoluer. «Elle a toujours été de nature conjoncturelle, dans la mesure où le contexte international évolue.» Et le sénateur genevois de préciser: «On ne peut pas non plus ignorer la sensibilité de la population, qui attend actuellement une certaine retenue.»