Le témoignage de Nicolas Gloor, atteint de sclérose latérale amyotrophique (SLA) à 26 ans seulement, a beaucoup ému les lectrices et lecteurs de Blick. Les a interrogés, aussi, avec une question qui revient en boucle, la même que celle formulée par le jeune éducateur social: pourquoi diable son assurance de base n'a-t-elle pas pris en charge le médicament pouvant ralentir — un peu — les ravages de la maladie? Comment expliquer que ce soit une «complémentaire à 20 balles» qui lui ait finalement donné accès au traitement?
Pour comprendre les tenants et aboutissants de cette situation, il faut entreprendre un voyage dans le monde compliqué des assurances maladie, un univers plus que jamais au centre de l’actualité avec la hausse des primes qui guette l’automne prochain. Accrochez-vous, un Panadol à portée de mains si nécessaire.
Un traitement hors de prix
Personne ne sait d'où vient la maladie de Charcot, le mal sournois qui habite le Vaudois depuis l'été dernier. Ce trouble du système nerveux affaiblit progressivement les muscles, anéantissant peu à peu ses capacités physiques. «Même s'il n'existe aucun remède, les médicaments et une thérapie adaptée peuvent ralentir la progression de la SLA et réduire la gêne», peut-on lire sur les sites spécialisés.
Dans le cas de Nicolas Gloor et de tous les autres malades du SLA, en attendant un «vrai» traitement, cet espoir porte un nom: Radicava. Cet antioxydant, administré par voie intraveineuse, utilise l'édaravone, un neuroprotecteur. Selon plusieurs études, il peut ralentir la rapidité de la propagation de la maladie, offrant un peu de répit aux patients atteints de la maladie de Charcot, toujours incurable.
Ce médicament est remboursé dans de nombreux pays, mais pas (encore?) en Suisse, parce qu’il ne figure pas sur la liste des médicaments reconnus par l'assurance-maladie, la LAMal, établie par l'Office fédéral de la santé publique (OFSP).
La fameuse liste LAMal
Parlons-en, de cette liste et de son fonctionnement. Commençons par les cas les plus simples. Si un médicament y figure et que vous en avez besoin pour un usage conventionnel, alors l’assureur est tenu de vous le rembourser. A l’inverse, si le médicament convoité n’y figure pas et qu’il n’est pas reconnu en Suisse, alors vous n’aurez aucune chance d’y avoir accès via votre caisse-maladie.
Entre deux, il y a une vaste zone grise. Un médicament figure sur la liste, mais vous en avez besoin pour une autre fonction que celle pour laquelle il est reconnu? Il est normalement tout de même financé, mais la décision finale est au libre-arbitre de l’assureur.
Dans le cas qui nous intéresse ici: le Radicava n'apparaît pas sur la liste, mais il est accepté comme moyen de traitement en Suisse et son efficacité n’est pas remise en cause par SwissMedic, l’autorité d'autorisation et de surveillance des produits thérapeutiques.
Ce scénario est réglé dans la loi l’ordonnance sur l’assurance-maladie (OAMal). À l’article 71, qui règle le recours à des médicaments hors liste. Pour déterminer si le remboursement est opportun, la législation recommande aux assureurs de respecter des critères dits «EAE»: efficace, approprié, économique.
Deux assureurs, deux visions
L'acronyme donne une grande marge de manœuvre aux caisses maladie, et le cas de Nicolas Gloor le montre bien. Sanitas, chez qui le Vaudois a souscrit une assurance de base, a refusé la prise en charge du Radicava. Au contraire du Groupe Mutuel, qui rembourse le traitement — commencé la semaine dernière — du jeune homme originaire de Carrouge (VD), via une complémentaire.
Contacté par Blick, Sanitas estime que le bénéfice du traitement est «très faible». «Il existe une plateforme spécifique pour les ratings des différentes études, qui a pour objectif de permettre d’évaluer les cas respectifs de manière identique auprès des différentes assurances maladie. À l’heure actuelle, il n’est pas certain que le traitement par Radicava soit réellement efficace. En outre, les coûts de traitement sont conséquents et s’élèvent à 152'000 francs par an», écrit le responsable de la communication de l’entreprise, Christian Kuhn.
Le prise de position écrite de Sanitas est implacable: «En Suisse, selon les critères EAE, les thérapies présentant un tel rapport coût-utilité ne peuvent pas être prises en charge par l’assurance maladie. Par conséquent, nous avons dû renoncer à une prise en charge des coûts pour la thérapie avec Radicava.»
Limpide? Pas forcément: Groupe Mutuel a décidé de prendre en charge le traitement en faisant une lecture pour le moins opposée de celle son concurrent. Pour justifier sa décision positive, la caisse maladie évoque... ces mêmes critères EAE, qui sont donc interprétés de manière complètement différente. «Nous nous sommes aussi basés sur les conditions de sa complémentaire qui prévoit la prise en charge de médicaments hors liste», explique Jean-Christophe Aeschlimann, responsable de la communication.
Un délai illégal?
Ce qui est également frappant, c’est la différence de délai de traitement du dossier: Groupe Mutuel a accédé au plus vite à la demande du jeune patient, formulée via le corps médical. «Notre objectif principal a été qu’il puisse débuter le plus rapidement possible son traitement», poursuit le communicant de l’assurance maladie.
Sur ce point, Sanitas n’a pas brillé. Nicolas Gloor le disait dans notre premier article: il a dû patienter durant plusieurs mois avant de recevoir une réponse négative. «Il y a eu beaucoup d'échanges de courriers entre mes médecins et Sanitas. Mon assureur ne m’a jamais écrit personnellement, je n'étais même pas en copie», déplorait-il, fâché d’avoir perdu un temps précieux dans sa lutte contre la maladie de Charcot. Nicolas Gloor expliquait également que son entourage avait envisagé, avant que Groupe Mutuel n’entre en scène, de recourir au financement participatif.
Or, la loi, et plus précisément l’article 71d al. 3 de l’OAMal, est formelle: «Si la demande de prise en charge des coûts est complète, l’assureur rend sa décision dans les deux semaines». Sanitas aurait donc dû rendre réponse beaucoup plus rapidement. Interrogé, l’assureur se réfugie derrière la complexité du cas. «En particulier lors d’indications médicales complexes, nous examinons attentivement chaque cas individuel et cherchons des solutions pour le patient ou la patiente. Ces clarifications ont pris un certain temps», écrit le porte-parole de l’entreprise.
Sanitas précise encore avoir indiqué au médecin traitant un générique disponible et nettement moins cher, qui a le même effet que le médicament original et qui est également autorisé à l’étranger. L’entreprise se dit prête à prendre en charge «l’intégralité des coûts dudit générique».
Des réactions jusqu'à Berne
On le voit: les assureurs ont une grande marge de manœuvre, tant sur le fond (rembourser ou non) que sur la forme (les délais de réponse). Cette grande latitude interpelle jusqu’à Berne.
Pour Baptiste Hurni, président de la Fédération suisse des patients (FSP) et conseiller national socialiste (PS/NE), le cas de Nicolas Gloor illustre le biais du système qui veut que la décision soit confiée aux assureurs. «Ils doivent eux-mêmes décider s’ils vont payer ou non. Dans les cas limites où le traitement est très cher, ils vont plutôt refuser de passer à la caisse, cela paraît logique.»
Sa camarade socialiste Flavia Wasserfallen, membre de la commission de la Santé du Conseil national, abonde. «Ces cas montrent bien les inégalités entre les patients de différentes caisses maladie. Ce n’est pas acceptable que le pronostic de survie d’un patient dépende de l’identité de son assureur!»
Pour la Bernoise, la solution passe par l’introduction d’un panel d’experts neutres, qui pourrait évaluer objectivement le potentiel d’un traitement avec les fameux critères EAE. «C’est une mesure que l’on a demandée dans la révision de l’OAMal, qui est en route à Berne.» Flavia Wasserfallen relève encore que Nicolas Gloor ne serait pas en traitement actuellement s’il n’avait pas une complémentaire. «Tout cela plaide, encore une fois, pour une caisse unique…»
Baptiste Hurni, qui a réussi cette semaine un tour de force en faisant passer au Conseil des États une initiative parlementaire visant à plafonner le salaire des dirigeants des caisses maladie, est surtout indigné par les largesses prises par Sanitas au niveau du délai de réponse. «C’est totalement inacceptable, parce que la loi prévoit précisément d’aller vite dans ces cas où le temps a un gros impact médical. Que voulez-vous faire, en tant que patient? Les voies de recours ne vont faire que rallonger la procédure!»
Un effet de mode de la pharma?
Un avocat spécialisé interrogé par Blick et qui souhaite rester anonyme n’est pas étonné. «C’est un procédé très cynique des assureurs: ils savent très bien que plus le dossier s’enlise, moins ils auront à payer au final, estime cet expert. Peut-être même que votre article va être bien reçu par Sanitas: les assurés de cette caisse qui ont une santé chancelante seront tentés d’aller voir ailleurs, ce qui va éliminer des mauvais risques du portfolio de l’assureur.»
À ce titre, Baptiste Hurni salue la réaction de Groupe Mutuel. «C’est très bien d’avoir pensé d’abord à la santé du patient, et dans un deuxième temps au porte-monnaie, souligne le candidat au Conseil des États cet automne. Je ne serais pas étonné que leurs avocats entament des démarches contre Sanitas pour leur répercuter le financement du traitement, s’ils estiment que l’assureur de base aurait dû le prendre en charge.»
Pour Simon Zurich, vice-président de la Fédération des patients, il ne faut pas se limiter à voir seulement dans le cas de Nicolas Gloor une dichotomie entre l’intérêt individuel du patient à accéder à un nouveau médicament comme le Radicava, et l’intérêt global des payeurs de primes à limiter les coûts de la santé. «C'est toujours un équilibre à trouver entre les deux. Mais ce qui me frappe davantage, c’est la nouvelle tendance de la pharma à proposer sur le marché des médicaments à prix ahurissants. Ces traitements à plus de 100’000 francs par an, c’est vraiment la grande mode.»
Pour le député socialiste au Grand Conseil fribourgeois, c’est un phénomène contre lequel il faut lutter. «Il y a des propositions sur la table du Parlement pour régler cette question, notamment dans le cadre d'un paquet de mesures de maîtrise des coûts de la santé. Nous pourrions avoir des modèles de prix différents, par exemple avec un rabais à partir d'un certain nombre de médicaments vendus en Suisse. Il faut veiller à ne pas exclure l'accès des patients à ces médicaments dans certains cas en choisissant des modèles trop restrictifs.»
Cette toute puissance de l’industrie pharmaceutique est d’autant plus problématique qu’en Suisse, les médicaments sont souvent développés avec des ressources publiques (centres de recherche, hôpitaux, etc). «Il est donc inacceptable qu’on arrive en bout de chaîne avec un patient dont on refuse le traitement parce qu’il coûte les yeux de la tête.»