Thomas Süssli, chef de l'armée
«Les Suisses qui veulent aller se battre en Ukraine risquent trois ans de prison»

Pour la première fois depuis le début du conflit ukrainien, le chef de l'armée, Thomas Süssli, s'exprime dans les médias. Le Zurichois a accordé une heure d'entretien au rédacteur en chef du groupe Blick, Christian Dorer.
Publié: 04.03.2022 à 18:15 heures
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Dernière mise à jour: 05.03.2022 à 08:30 heures
Thomas Süssli, en uniforme comme il se doit, a répondu aux questions de Christian Dorer, rédacteur en chef du groupe Blick.
Photo: Blick TV

Voilà huit jours que la Russie a envahi l'Ukraine. La conseillère fédérale et cheffe du DDPS, Viola Amherd, avait déjà rompu le silence, appelant notamment les initiants contre les nouveaux avions de combat F-35A à retirer leur texte. Mais le chef de l'armée, Thomas Süssli, ne s'était pas encore exprimé.

Le plus haut gradé du pays a accordé une heure d'entretien à Christian Dorer, rédacteur en chef du groupe Blick, vendredi sur Blick TV. Le Zurichois a confié s'être levé «par hasard», ce jeudi 25 février, à 4h du matin. Il a alors suivi toute l'opération militaire russe sur Twitter.

Thomas Süssli, qu'est-ce qui vous est passé par la tête lorsque vous avez vu les images de l'invasion russe?
Mon premier sentiment, c'est que cela m'a rappelé le 11 septembre 2001. Nous vivions alors l'improbable en direct, comme jeudi dernier. Et ensuite, évidemment, j'ai pensé aux conséquences.

Quelle est votre analyse?
La Russie peut gagner militairement, mais pas politiquement. Les justifications données par Vladimir Poutine pour son invasion militaire sont incompréhensibles. Sur le plan militaire, on voit que l'objectif est de prendre Kiev avec l'aide de la Biélorussie.

Cette tactique vous a-t-elle surpris?
Ce qui m'étonne, c'est que la Russie n'ait pas attaqué simultanément dans les airs et au niveau terrestre, comme c'est le cas usuellement. Visiblement, les Russes pensaient pouvoir aller vite.

Et cela semble avoir échoué...
Il ne faut pas tirer de conclusions trop vite. Il faut parler de phases. Il y a eu cette première phase, puis une deuxième phase avec des objectifs spécifiques, et maintenant nous sommes dans une troisième phase plus statique. Cela peut durer des mois.

Cela semble plutôt une bonne nouvelle pour l'Ukraine d'avoir résisté, non?
Je n'ai pas de boule de cristal. Toutefois, nous savons que les combats urbains requièrent jusqu'à dix fois plus de moyens pour l'attaquant que pour le défenseur.

Les centrales nucléaires sont au centre du conflit. Est-ce que c'est un hasard ou une cible?
Cela peut tout à fait faire partie de la tactique: contrôler l'approvisionnement électrique, influencer les infrastructures clé, les communications aussi, par exemple.

Voilà qui semble bien conventionnel, comme combats. Ces dernières années, on avait plutôt tendance à penser que la menace avait évolué, par exemple avec la cyberguerre...
C'est un bon exemple: je préfère parler de cyber dans la guerre plutôt que de cyberguerre. Ce n'est qu'un aspect d'un conflit conventionnel.

Qu'est-ce qui va faire la différence sur le terrain?
La préparation opérationnelle. Je note que dans ce conflit, il ne semble y avoir aucun combat terrestre impliquant des chars, par exemple. Du moins à ce que j'ai pu lire et ce qui m'a été rapporté. C'est ciblé et plutôt depuis les airs.

Est-ce que l'on a surestimé l'armée russe?
Au huitième jour du conflit, je pense qu'il faut faire attention avant d'émettre tout jugement définitif. Personne ne sait ce qui va se passer. Néanmoins, je suis étonné que la Russie n'ait pas réussi à avoir la suprématie dans les airs.

Nous passons maintenant aux questions de nos lectrices et lecteurs. Des deux côtés de la Sarine, l'audience de Blick avait la possibilité de vous interroger. Voici la première question: que se passe-t-il si un Suisse répond à l'appel aux volontaires émis par le président Volodymyr Zelensky?
La loi militaire l'interdit. Celui qui se rendrait en Ukraine en tant que citoyen suisse risque une sanction allant jusqu'à trois ans de prison.

Quelles sont les conséquences directes de cette guerre pour la Suisse, en tant que chef de l'armée?
Il est beaucoup trop tôt pour tirer des conséquences précises. Le Conseil fédéral a déjà produit des rapports sur la guerre de demain, avec de nombreux scénarios hybrides de pression qui aboutiraient à des conflits armés. Nous modernisons nos troupes en conséquences. Nous voyons bien dans ce conflit en Ukraine qu'il est hybride, mais que cela finit toujours au sol.

Cela veut dire que les chars d'assaut redeviennent importants, par exemple? Pourtant, on pensait qu'ils appartenaient au XXe siècle...
C'est en discussion au Parlement: les chars font tout à fait partie du message sur l'armée. Je ne suis pas d'accord avec le fait de les considérer comme obsolètes: nous avons toujours dit que les troupes au sol étaient importantes. Il faudra des forces modulables dans l'armée de demain. Tout en restant dans notre budget, qui avec 0,7% du PIB, reste l'un des plus bas en comparaison internationale.

Concrètement, comment l'armée suisse a-t-elle réagi depuis jeudi? Y a-t-il eu une préparation spécifique?
C'est toujours pareil: il faut anticiper, donc rester attentif, le cas échéant augmenter le niveau d'attention et d'analyse, et voir si l'on peut aider sur le plan humanitaire: habits, médicaments, aliments, tentes, etc.

Y a-t-il une implication concrète pour les soldats à l'école de recrues ou en cours de répétition?
Non, cela ne change rien. Mais ils sont, comme toutes les citoyennes et tous les citoyens, préoccupés par ce qui se passe en Ukraine. Je note toutefois un développement intéressant qui m'a été rapporté: les militaires qui sont revenus à leur domicile le week-end dernier ont fait l'objet de beaucoup de remerciements de la population. On sent qu'il y a une reconnaissance plus forte de la part des gens, et que la défense du territoire (re)trouve un sens avec ce conflit ukrainien.

En tant que militaire professionnel, on se dit prêt à servir sur le terrain, mais on se dit aussi qu'on n'aimerait jamais à avoir à le faire, non?
Dans ces cas-là, les mots-clés sont calme, professionnalisme, tranquillité. Nous nous préparons pour tous les scénarios, c'est notre mission. À ce titre, je suis soulagé que l'on ait investi ces dernières années dans la cybersécurité ou dans la police du ciel 24 heures sur 24.

On a l'impression que l'impossible est devenu possible. C'est votre cas aussi?
Il faut être attentif, mais ce n'est pas le moment de spéculer. Pour le moment, il ne s'agit «que» d'un conflit effectif entre l'Ukraine et la Russie. Nous sommes dans la 3e phase, comme je l'expliquais avant, et celle-ci peut durer longtemps.

Mais une confrontation directe entre l'OTAN et la Russie vous semble-t-elle irréaliste? Et une implication de la Suisse?
La Suisse n'est pas membre de l'OTAN. Dans un cas comme celui-ci, ce serait au Conseil fédéral de décider. C'est donc un cas pour la politique, pas pour l'armée. Nous nous adapterions à la stratégie du Conseil fédéral.

N'êtes-vous pas amené à livrer vos conseils aux politiciens?
Je ne me vois pas le faire, du moins pas à court terme. La Suisse n'est ni menacée ni concernée directement par ce conflit.

Mais la Suisse a émis des sanctions envers la Russie. Est-ce que cela augmente la menace?
Non, ça ne change rien directement. C’est important de rappeler que la Suisse est un pays neutre, en dépit de ces sanctions. Le Conseil fédéral a certes décidé une nouvelle tranche de sanctions, mais ce n'est pas du tout via le droit de neutralité.

Combien peut-on mobiliser en troupes?
La mobilisation est le premier pilier du récent développement de l'armée. Le Covid nous a apporté des enseignements: nous pouvons mobiliser 35’000 personnes en dix jours. Environ 91% des personnes convoquées sont rentrées en service. C'est un bon signe que le processus fonctionne.

Jusqu’à quel âge doit-on servir?
Ça dépend où vous êtes incorporé. En principe, c'est douze ans depuis le début de l'école de recrue, avec six cours de répétition. Mais vous pouvez toujours être mobilisé en réserve.

Pourrait-on imaginer réarmer les anciens militaires?
Ce n'est pas prévu. Avec la réserve, nous avons de 100’000 à 140’000 hommes équipés. Il n'est pas non plus prévu de mobiliser des citoyens qui ne font pas partie de l'armée. Ce n'est pas ce que la loi prévoit.

Pourtant, l'Ukraine a appelé toute personne qui le souhaite à se battre, allant même jusqu'à armer des civils...
Il s'agit de la défense civile, pas militaire. Mais c’est un scénario très hypothétique en Suisse.

Quid des étrangers?
C’est aussi impossible, pour des raisons légales.

Et des soldats à l’étranger, par exemple la KFOR au Kosovo?
Il s'agit d'un mandat des Nations Unies. Pour eux, la menace n'a pas changé: ils continuent leur mission comme d'habitude.

Et l'unité spéciale du DRA 10?
Ce n'est pas une force spéciale, vous en avez d'ailleurs beaucoup parlé dans Blick (rires). Je n'ai rien à dire à leur sujet.

Qui décide s’ils sont prêts à être engagés à l’étranger?
À l’étranger, c’est le Conseil fédéral qui a les compétences.

Sommes-nous prêts en matière de cybersécurité?
Je ne peux pas vraiment parler de ça, il y a un Centre pour la cybersécurité qui serait mieux à même de l'évaluer. Avec les demandes de rançons qui se sont multipliées dernièrement, notre économie en fait l'exercice: il faut se protéger. Ce qui me fait peur, cependant, c'est la protection des infrastructures critiques.

Que peut-on faire si l'on a des compétences informatiques qu’on veut mettre à profit de l’armée?
Nous avons 40 ou 50 personnes qui peuvent suivre des formations, à qui on leur donne un grade jusqu’à sergent. Ce sont des gens qui évoluent dans la vie civile et que l'on peut mobiliser.

À partir de quel moment pourrait-on voir un général être nommé?
Seulement en cas de guerre, donc de conflit armé. Il serait élu par le Conseil fédéral et les deux Chambres, avec des spécificités en fonction de la mission. Mais je rappelle qu'il n'y en a pas eu depuis la Seconde Guerre mondiale.

Comprenez-vous la population qui a peur à cause du nucléaire?
La peur est mauvaise conseillère. Il n'y a pas de raison particulière d'avoir peur. L'important, c'est d'être prêt: faites des réserves pour au moins 5 jours, en eau et en nourriture. Cela peut aussi servir en cas de coupure d'électricité. Allez contrôler vos abris si vous le voulez.

Nous avons l'impression que le danger nucléaire n'avait plus été aussi grand depuis les années 1960...
Encore une fois: à l'heure actuelle, je ne vois pas de raison de s'inquiéter d'un conflit nucléaire. Il s'agit d'un conflit armé au sol entre deux pays.

Néanmoins, c'est un changement de paradigme. Lorsque l'un de vos prédécesseurs, André Blattmann, avait dit faire des réserves au cas où, tout le monde avait rigolé.
C'est vrai. Il ne faut pas rigoler. Lorsque le Conseil fédéral parle de black-out au niveau de l'électricité à longue échéance, c'est réel.

Vous avez fait vos réserves, vous-mêmes, à la maison?
Oui, j'ai de l'eau, des lampes de poche, une tente au cas où, de la nourriture et du bois pour me chauffer. Mais il faut rester calme.

Quid des bunkers? Ils semblent désaffectés...
Ceux qui sont encore dans notre effectif militaire sont en plein état de fonctionnement.

Et les abris antiatomiques?
Il y a 9 millions de places pour la population, soit davantage que le nombre d'habitants. Ce sont les cantons qui s'en chargent.

Mais la population n'est plus trop au fait de tout cela. La preuve avec les questions qui inondent les cantons depuis quelques jours...
Oui, c’est vrai. Ils sont parfois utilisés comme entrepôt ou local de musique. Dans la conscience collective, nous n'en avions plus besoin. Désormais, j'imagine que les gens vont au moins avoir dans un coin de la tête ce qu'ils feraient en cas de crise majeure.

L'armée a-t-elle assez de réserves pour nourrir le pays durant plusieurs jours?
Notre mission, c'est la protection. D'autres instances sont compétentes pour ce qui est de la nourriture. Mais tout est prévu, ne vous inquiétez pas.

Question de l'un de vos gradés: si une fusée vise le centre de Lausanne, que peut-on faire?
C’est une question tout à fait pertinente car dans l’actualité: nous évoquons la défense aérienne dans le Message sur l'armée. Cela dépend de nos avions de combat et de notre défense globale. Mais c'est une question à laquelle on répond sur vingt ans.

Cela veut dire qu’on a sous-estimé l’urgence?
Avec Armée 95 et Armée XXI, on a eu tendance à juger ces besoins de manière moins prioritaire. Encore une fois, avec 0,7% du PIB dévolu à la défense, nous devons faire des choix. Nous avons présenté plusieurs variantes au Parlement, avec différents budgets. C'est à la politique de choisir.

C'est donc avant tout une question d'argent.
Indirectement, oui. C'est aussi une question d'arbitrages: dans quels domaines nous engageons l'argent. Je m'engage à prioriser et investir intelligemment l'argent des contribuables.

Où est-ce qu’on peut économiser?
S'il y avait des endroits où l'on pouvait économiser, on l’aurait déjà fait. Quand il faut se défendre comme l’Ukraine, cela nécessite énormément d’argent. Donc il faut se restreindre sur ce qu’on peut défendre, il faut prioriser.

Est-ce qu'une armée professionnelle ne serait pas plus efficace?
J'ai été membre de la milice durant 28 ans et je suis persuadé que c'est le meilleur système. Cela nous fait profiter de compétences civiles. Et puis il y a la question du financement: on ne pourrait jamais se payer une armée professionnelle avec un effectif de 100'000 personnes. Rien que pour protéger certaines infrastructures, il faut cinq équipes (3 x 8h, la rotation et les absences). C'est absolument impossible.

Pourtant, nos pays voisins ont majoritairement ce système...
Cela dépend des besoins de chaque pays, et il y a des systèmes hybrides. Mais je suis persuadé que la milice reste le meilleur.

En Allemagne, même la gauche est d'accord de renouveler les infrastructures d'armement. Voyez-vous le même développement en Suisse?
Nous ne sommes que huit jours après l'invasion, je n'ai pas pu discuter de cela avec qui que ce soit. Je sais que des objets ont été déposés au Parlement. Le plus urgent, c'est le renouvellement de nos infrastructures au sol, qui ont beaucoup vieilli.

Mais vous avez sans doute entendu votre cheffe, Viola Amherd, appeler les initiants contre le F-35A à stopper leur entreprise, provoquant des réactions outrées...
On l'a vu en Russie, et les analyses le montrent: les avions sont ce qui est le plus important les premiers jours. Moscou n'a pas réussi à gérer les airs pour progresser au sol. Il y a aussi la construction d'un parapluie aérien de défense, pour maintenir notre ciel neutre. Avec les F-35A, nous avons de la chance: c'est le meilleur avion et aussi le moins cher.

Cela paraît trop beau pour être vrai, et les opposants n'y croient pas...
C'est pourtant une logique économique simple: plus il y a d'acquéreurs, plus le prix marginal est bas.

Que pensez-vous d'un service obligatoire pour les femmes?
Le Conseil fédéral a précisément publié aujourd’hui deux rapports. Il y a quatre options dedans, y compris un jour d’information obligatoire pour les femmes. Et une variante qui va plus loin. Mais il faudrait un changement de Constitution et une votation populaire.

Vous y seriez favorable?
On voit que dans les troupes où il y a des femmes, elles amènent un effet positif sur le moral. Les femmes apportent non seulement de la motivation mais aussi d’autres compétences. C’est le principe même de la milice! Certaines compagnies menées par des femmes ont été les meilleures.

Votre objectif est d'atteindre 10% d'effectifs féminins. Cette crise peut aider, selon vous?
Je l'espère! Nous n'avons que 1% de femmes, mais cela va jusqu'à 3% à l'école de recrues.

Dernière question: quel est votre ressenti après ces huit jours de conflit?
Les images d'Ukrainiens cloîtrés chez eux dans leur propre pays me rendent très triste. Je suis d'autant plus touché que je sais que cette fameuse 3e phase que j'évoquais pourrait durer longtemps. Très longtemps.

(Adaptation par Adrien Schnarrenberger)

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