«Chez Pathé Balexert, nous travaillons dans une ambiance où le profit, le rendement et l’argent passent en priorité, face à la santé physique et mentale des employés...» Attablés dans un café genevois, un soir de semaine, Sam, Fati, Ama et Anna* ont beaucoup de choses à raconter. Notamment à propos d'une manager qui aurait «imposé un climat de peur, de pression psychologique et de harcèlement».
Le décor est posé. C'est bien celui de la quatrième plus grande chaîne de cinémas en Europe. En Suisse, la maison Pathé dispose de sept cinémas «multiplex», pour 71 salles. Elle vient par ailleurs d'inaugurer son premier «concept premium» à Berne. Une formule qui devrait bientôt voir le jour à Genève, et qui requiert un personnel «multitâche», comme le confiait le CEO de la branche suisse, Venanzio di Bacco, dans un entretien paru dans «Le Matin Dimanche».
Ce personnel «multitâche», Blick l'a rencontré. Entre la gestion des entrées, du bar et le nettoyage des salles, les «agents d’accueil» qui se sont confiés à nous sont précisément ces petites mains qui œuvrent au bon fonctionnement du cinéma.
Deux d’entre eux sont encore employées et employés à Pathé Balexert à Genève. Les deux autres ont rendu leur tablier il y a quelques mois. «On n’en pouvait plus», depuis la fin de la pandémie, confessent-ils d’entrée de jeu. Et ils ne sont pas venus à nous les mains vides.
«Gestion défaillante» et «harcèlement»
Nos interlocuteurs arrivent avec une ribambelle de documents sous le bras, dont deux lettres adressées à la hiérarchie (une collective et une individuelle), et sept autres témoignages signés. Un peu plus tard, durant notre enquête, deux autres employés, que nous avons pu avoir au bout du fil, sont sortis du bois.
Que reprochent toutes ces personnes à leurs supérieurs, à la direction de Pathé Balexert? En bref, une situation de sous-effectifs «intenable», accompagnée d’horaires réduits au minimum — qui ne permettraient plus de «tourner» à beaucoup d’entre eux.
Une «gestion défaillante», qui peut se traduire par du popcorn périmé servi aux clients et des poubelles qui débordent… Et puis une manager qui débiterait des remarques déplacées: nos témoins l’accusent même de «mobbing» et de «harcèlement» envers le staff.
Remplacés par des machines?
Que ce soit face à face ou par écrit, au total, treize collaborateurs et ex-collaborateurs esquissent les «dérives» d’une grande entreprise qui semble en pleine mutation interne. Les cinémas suisses — à commencer par ceux du géant français Pathé — émergent en effet d’une période de crise, après le Covid-19.
Aujourd’hui, avec l’essor des bornes électriques, notamment, Pathé Balexert tente de se moderniser. Un ex-employé, Fati*, présent le jour de notre rencontre avec une partie du staff, monte au créneau.
Pour lui, la numérisation des cinémas Pathé — c’est-à-dire, par exemple, la possibilité d'acheter des billets directement aux bornes électroniques — se fait au détriment des employés: «Pathé Balexert veut faire des économies principalement sur le staff», déplore-t-il.
Le Régional manager de Pathé Balexert le dit lui-même dans une courrier interne (que nous avons pu consulter): «L’objectif d’au moins 80% de clients achetant leur billet aux automates, ce qui est l’avenir (...) doit être respecté». Et, bien qu’il n’y a pas eu de licenciements pendant la pandémie, une fois cette dernière passée, le groupe affirme dans cette lettre qu'il souhaite «être très économique».
«1'000 francs par mois n'est pas suffisant pour vivre»
Qui sont ces collaborateurs et ex-collaborateurs qui s'estiment lésés? La plupart ont la vingtaine. Certains sont étudiants. Pour d’autres, Pathé Balexert est leur occupation principale.
Pour tous, les revenus que leur rapportent leurs «shifts» sont aussi variables de mois en mois qu’essentiels pour vivre. La seule garantie présente dans la plupart des contrats: huit heures par semaines au minimum, en théorie.
Or, depuis la fin de la pandémie et la mise en place des bornes automatiques, les effectifs sur place semblent avoir été radicalement réduits, d’après les témoignages et les nombreux documents en notre possession. «Je suis passée de quelque 3'000 à 4'000 francs de salaire par mois, avant la pandémie, à environ 1'000 francs par mois après. Ce n'est pas suffisant pour vivre», confie une ex-employée, qui a quitté le cinéma au début de l'année 2023.
De nombreux témoignages le mettent en avant: malgré le fait que Pathé Balexert recruterait constamment de nouveaux agents d’accueil (supposément deux à trois par mois), le staff dit régulier, déjà en place, manquerait d’heures fixes — et donc de stabilité financière.
«Un sentiment d'insécurité»
Confrontée à cette problématique, la direction de Pathé Suisse invoque les difficultés rencontrées par la branche durant la pandémie, et la réorganisation de l’entreprise à l’échelle nationale — qui a débuté au même moment. «Ces facteurs ont peut-être entraîné un sentiment d'insécurité au sein de l'équipe. Nous tenons toutefois à préciser qu'à travers toute la Suisse, nous n'avons procédé à aucun licenciement en raison de la pandémie.»
Et le directeur administratif de Pathé Suisse, Stephan Herzog, d’ajouter, dans sa réponse livrée par mail: «La majorité des collaboratrices et collaborateurs de Pathé Balexert sont des étudiantes et étudiants. Pour la répartition des heures de travail, nous prenons en compte leurs besoins au niveau individuel.»
Il explique encore: «Il y a aussi un système de bourse qui permet aux employées et employés d’échanger leurs shifts si besoin. Nous veillons à ce que ces échanges se fassent de manière équitable», nous assure le responsable. Tous les témoignages recueuillis contestent quant à eux cette «équité», dans la distribution des horaires.
«S’asseoir dans la merde des autres»
En plus d'être réduits, les shifts seraient devenus très intenses. Dans une lettre collective adressée au Regional Manager, en février 2022, des collaborateurs déplorent notamment que «le nombre d’entrées est difficilement gérable pour une seule personne programmée par poste».
Car cette dernière devrait à la fois «gérer les ventes des tickets, contrôler les billets/e-billets, s’occuper des bornes. S’ajoutent à cela les questions que les clients peuvent nous poser.» Le même reproche est formulé pour la gestion du bar, attribuée à un employé à la fois.
Un seul collaborateur serait également responsable de récurer toutes les salles, en une heure top chrono. Ce qui serait mission impossible, et donnerait lieu à un grand mécontentement des clients. La lettre susmentionnée à la hiérarchie le dit sans détours: «Les clients paient parfois 33,90 francs pour s’asseoir dans la merde des autres».
Ce à quoi la direction de Pathé rétorque, une fois confrontée: «La planification des nettoyages est faite par avance, par salle et selon les films qui y sont projetés. Pour des films de forte affluence, nous prévoyons plus de temps. Et lorsque ce sont de petits films, qui font relativement peu d’entrées, nous prévoyons moins de temps.» Tout en rappelant que la hiérarchie prend «toutes les remarques de nos collaborateurs et collaboratrices très au sérieux».
Fraude à l’entrée
Trop de travail, pas assez de temps pour le faire: ce ne serait que la pointe de l’iceberg, d’après nos témoins. En août 2022, six mois après la première missive collective, l'ex-employé Fati, sur le départ, adresse une nouvelle lettre à la hiérarchie. Il y déplore (à titre individuel, cette fois) toute une série de dysfonctionnements logistiques, photos à l’appui.
Sur les quelques pages envoyées aux chefs de Pathé, on constate notamment des images de poubelles qui débordent. La lettre fait également état des bornes électroniques pour l'achat des billets, qui n'auraient pas fonctionné correctement pendant un certain temps.
Et l'une de ces failles a dû couter un petit pactole à la succursale genevoise: au printemps 2022, Pathé Balexert aurait laissé «rentrer des clients gratuitement. (...) Sachant qu’on n’a aucun moyen de contrôler les e-billets, les clients les annulent (ndlr: juste avant le début du film)», peut-on lire dans la même lettre.
Des dysfonctionnements qu’admet (en partie) la direction de l’entreprise: «Pour des raisons techniques, il n'a pas été possible de scanner les billets pendant une période limitée, explique Stephan Herzog. Les billets devaient être contrôlés par le personnel.»
Un problème qui aurait pris fin avec l’installation du «Self check-in» en 2022. La direction d’ajouter: «Il n’est évidemment pas dans l’intérêt de Pathé de laisser entrer gratuitement des clients. Le système que nous avons désormais fonctionne.»
Pop-corn périmé
Une autre manifestation d’une supposée «gestion défaillante», que dénoncent nos sources: du popcorn périmé mis en vente. Parmi nos témoignages, l’un parle de «pop-corn périmé depuis six mois», que le staff aurait reçu la directive de vendre tout de même — et cela sans l'obligation d'en informer les clients. C'était en juin 2020, «pour diminuer les pertes» occasionnées par la pandémie.
Confronté à ce reproche, notre interlocuteur au sein de la direction présente un certificat du fabricant de popcorn en question, qui atteste que le produit «peut être vendu après la date de péremption», car propre à la consommation.
Stephan Herzog explicite ensuite: «C’était une situation exceptionnelle. En effet, lorsque nos salles ont dû fermer du jour au lendemain (nldr: pendant le Covid), puis que les entrées ont drastiquement chuté, nous avons veillé à ne pas gâcher nos réserves en produits alimentaires, sans pour autant compromettre l’hygiène sanitaire.»
Que dit la loi? En réalité, le popcorn étant une céréale, il peut être consommé une fois la «date limite» indiquée sur l’emballage dépassée, si le produit ne présente pas d’anomalies. Contacté, l'Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) explique: «Si du pop-corn préemballé prêt à consommer est distribué alors que la date de péremption est dépassée, les consommateurs doivent en être informés.»
En revanche, cette obligation de renseigner le client tombe «si des grains de maïs périmés sont utilisés au cinéma pour la fabrication de pop-corn sur place.» L'instance précise encore que, «dans le cadre de son autocontrôle, l'établissement est tenu de procéder à un contrôle sensoriel de la marchandise périmée avant son utilisation. Il ne doit utiliser que des ingrédients consommables.»
«Un climat de peur»
Toutes nos sources insistent sur un point en particulier. «Pathé Balexert, c’est vraiment devenu l’enfer depuis la promotion de Madame Cambell*», nommée à un échelon managérial supérieur en décembre 2021. Que reprochent-ils à la gestionnaire? En bref, plus ou moins toutes les «dérives» énumérées ci-dessus.
Un ex-employé, qui a claqué la porte il y a quelque mois, accuse par exemple: «Madame Cambell a imposé un climat de peur, de pression psychologique, de mobbing et de harcèlement.»
Nos sources lui imputent également une responsabilité quant à la réduction «drastique» des shifts de certains collaborateurs. Mais surtout quant à la surcharge au travail. Ainsi, elle serait directement «la cause de plusieurs départs dans l’entreprise.»
Dans un autre témoignage, on peut lire: «Certaines personnes se rendent au travail la boule au ventre, de peur de se faire licencier. Madame Cambell contribue fortement à cette ambiance. Elle n’a aucun regard envers ses employés, qui se plaignent régulièrement de la façon dont elle s’adresse à eux, toujours avec une pointe de mépris et de manque de respect».
«Vomir au bar»
Les témoignages reçus relaient quelques «incidents» précis. «Au moment de son arrivée, Madame Cambell m’a forcé à venir travailler alors que j’étais malade», affirme une ex-employée, qui a quitté l’entreprise début 2023. La manager aurait déclaré à sa collaboratrice: «Ne t’inquiète pas, je te mets au bar. Si tu as besoin de vomir, tu as l’évier juste derrière.»
Deux autres épisodes auraient particulièrement marqué certains collaborateurs. L'une d'entre eux témoigne: «Madame Cambell oblige les staff femmes à porter leur t-shirt d’uniforme serré, car ceci est plus vendeur.»
Cela en plus de, supposément, commenter leur vie privée: une employée en couple avec un autre collaborateur évoque des remarques «gênantes et déplacées», que Madame Cambell aurait proférées publiquement à propos de sa relation. La manager est, à ce jour, toujours en fonction.
Confrontés à ces reproches, que les employés concernés assurent avoir remontés aux ressources humaines, les responsables de Pathé Suisse affirment quant à eux investiguer ce cas, à la suite des témoignages que nous leurs avons soumis.
Faute d’assez d’éléments concrets, d’après eux, et dans le soucis de protéger tous leurs collaborateurs et collaboratrices, ils ne commentent pas précisément le cas en question. La principale concernée, elle aussi directement confrontée aux accusations ci-dessus, n’a pas répondu à nos sollicitations.
Pas assez syndiqués
Pourquoi tous ces employés qui s’estiment lésés n’ont-ils pas recourru à une action syndicale, par exemple? Fati, l’un des ténors du groupe d’employés et d’ex-employés que nous avons rencontré dans un café genevois, déplore en effet qu’une «action syndicale commune n’a finalement pas abouti».
Car les collaborateurs se sont bel et bien adressés à UNIA, avant de venir témoigner sur nos plateformes, comme en attestent des échanges que nous avons pu consulter. «Nous avons d’abord pris contact avec la juriste du syndicat», explique le jeune homme.
«Mais elle s’occupe surtout de cas individuels. Or, comme nous étions beaucoup à vouloir dénoncer nos conditions de travail, elle nous a redirigé vers un de ses collègues, afin de tenter de mener une action collective.» C’était au début de l’année 2023.
Problème: pour faire une action collective, il faut rassembler des personnes à la fois syndiquées et encore sous contrat. Ce qui n’était pas le cas de la plupart de nos témoins — qui soit venaient de quitter l’entreprise, soit n’étaient pas membres d’UNIA. L’initiative fut donc un coup d’épée dans l’eau. Quelques mois plus tard, ce dossier nous est parvenu.
*Noms d'emprunt. Toutes les identités sont connues de la rédaction.