Depuis ce mois de février, un bras de fer se joue, discrètement, entre Sergio Ermotti, patron d’UBS, et la ministre des Finances, Karin Keller-Sutter. La plus grande banque du pays est priée, après la faillite de Credit Suisse, de s’assurer que ses risques de marché soient couverts par des fonds propres adéquats.
Il est question d’exiger d’UBS qu’elle augmente ses fonds propres d’environ un tiers, soit de 25 milliards de francs. Du moins c'était l'attente initiale de la Finma (le régulateur bancaire) et de la Banque nationale suisse (BNS), une proposition qui a le soutien de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter. La présidente de la Confédération veut présenter un projet de nouvelle ordonnance sur les fonds propres allant dans ce sens d'ici fin mai.
Sauf que le patron d’UBS, Sergio Ermotti, résiste farouchement à cette proposition. Il menace même de délocaliser le siège social à l'étranger si la Suisse continue d'édicter des règles trop strictes. Dans un langage offensif, il a qualifié ces exigences de «propagande d'une intelligentsia» et de «provocation» le 30 janvier, lors du forum bancaire de «Finanz und Wirtschaft», assurant que les fonds propres des banques suisses sont aujourd’hui parmi les plus élevés au monde et qu’«une solution qui menace la présence des banques suisses à l’étranger ne fait pas de sens.»
UBS pèse le double de la BNS
Du point de vue du régulateur, renforcer la couverture en capital d’UBS se justifie par le fait que son bilan est plus grand, tout comme l'est sa part de marché, après le rachat de Credit Suisse. Dès lors, les exigences en matière de fonds propres doivent s'adapter à la nouvelle donne. La nouvelle UBS occupe une position dominante par le volume d'affaires qu'elle concentre. Elle est le plus gros acteur systémique du pays, et fait partie des poids lourds du système financier mondial.
En théorie, la BNS, qui joue le rôle de prêteur ultime, devrait pouvoir agir en sauveteur de dernier ressort pour UBS, comme elle l’a fait pour Credit Suisse en mars 2023. Mais cette fois, la situation diffère. En cas de crise, la BNS devrait assurer plus grand qu’elle. Le bilan de la grande banque, à fin 2024, pesait deux fois celui de la BNS.
Lors de la chute de Credit Suisse, la BNS maîtrisait encore la situation, car son bilan était d’un tiers plus grand que celui de la deuxième banque suisse. Elle avait fourni des aides sous forme de liquidités à hauteur de 168 milliards de francs dans différentes monnaies. «Sans ce soutien, peut-on lire sur le site de la BNS, Credit Suisse menaçait d’être en cessation de paiement, ce qui aurait généré d’énormes risques pour la stabilité financière et pour l’économie de la Suisse.»
Credit Suisse était alors trois fois plus petite que l’actuelle UBS. C’est aussi pourquoi la Commission d’enquête parlementaire, qui a livré son rapport fin 2024, a estimé qu’UBS devait renforcer son capital pour ne pas risquer de déstabiliser la place financière et économique.
Un objectif à l'opposé du régulateur
Si Sergio Ermotti refuse aussi catégoriquement ce scénario, c’est parce que le capital supplémentaire de 25 milliards coûterait de l’argent à la banque. Il a déjà averti qu’UBS répercuterait ce prix sur les clients et réduirait ses coûts, y compris par des suppressions d'emplois.
Début février, lors de la présentation des résultats 2024 de la banque, le CEO a même mis l’accent sur un tout autre un objectif, qui privilégie les actionnaires internationaux plutôt que le régulateur suisse: il souhaite que le rendement des fonds propres réglementaires de la banque atteigne 18% dès 2028 (contre 7,2% aujourd’hui).
Améliorer la rentabilité du capital exige au contraire le moins de fonds propres possibles. Les objectifs de Sergio Ermotti entrent donc directement en conflit avec ceux de Karin Keller-Sutter et du régulateur.
Les dangers des compromis
Désormais, tout indique que les autorités suisses devront se résigner à un compromis avec UBS. D’après la presse alémanique, une modification de méthode comptable pourrait faire l’affaire. Si la banque assouplissait certains critères d’évaluation, le bilan apparaîtrait plus résilient dans son ensemble. Le capital supplémentaire exigé pourrait alors être divisé par deux, selon les calculs des experts cités.
Les négociations actuelles mettent en lumière la difficile tâche du régulateur suisse et du Conseil fédéral lorsqu’il s’agit de peser sur une banque de la taille d’UBS. Sergio Ermotti a invité tous les collaborateurs de la banque ayant un mandat politique, pour leur expliquer combien les exigences en capital de la Finma allaient coûter cher. En outre, il a obtenu le soutien de lobbies de l’industrie et organisations patronales, dont Swissmem et l’USAM, qui relaient le discours agitant la menace de crédit plus cher pour les PME.
Le bras de fer entre grandes banques et régulateur, visant pour les premières à obtenir le minimum de renforcement de capital de la part du second, n’est pas nouveau en Suisse. En 2012, le même scénario s’est joué entre Brady Dougan, alors CEO de Credit Suisse, et la BNS.
A cette dernière qui lui reprochait d’être sous-capitalisé, le patron de la (désormais défunte) banque a répondu qu’il figurait parmi les établissements «les mieux capitalisés au monde» et s’est dit «déçu» de la banque centrale. En 2013, Credit Suisse a obtenu qu’une partie de ses fonds propres prenne la forme d’obligations contingentes convertibles (CoCos).
Le piège de minimiser les fonds propres
Leur avantage? Ils permettaient à la banque de transférer ses risques à des investisseurs externes, qui eux acceptaient de les porter en échange d’un coupon (alors) attrayant. Pour CS, le coût du capital était ainsi minimisé. C’est ensuite que ce type de compromis sur les fonds propres a montré ses limites.
En 2023, toute la fragilité des CoCos au bilan de Credit Suisse s’est révélée quand, à la faveur de la fusion UBS-Credit suisse, la Finma a décidé d’annuler la totalité de ces titres au bilan du CS, appelés obligations AT1, réduisant à néant 16 milliards de francs suisses détenus par des investisseurs. Pour UBS également, chercher à minimiser le calcul des fonds propres par des méthodes plus souples pourrait réserver des surprises à l'avenir. Quand les fonds propres sont fragiles ou insuffisants, quelqu’un finit toujours par payer.