La course au Conseil d’État vaudois se muscle. À gauche comme à droite, l’approche du second tour oscille entre attaques personnelles et recherche de casseroles. «Les boules puantes tombent alentour, entre rappel de vieilles histoires et rancœurs sur les réseaux», résumait le «Matin Dimanche».
Une attaque vise Frédéric Borloz. Sur Twitter, le candidat de l’Alliance de droite est accusé par plusieurs utilisateurs d’avoir toiletté sa page Wikipedia. «Ce n’est pas une opération du camp rose-vert, se défend un internaute. Mais les électrices et électeurs ont le droit de savoir.»
Qu’en est-il vraiment? Le conseiller national libéral-radical a-t-il été assez fou pour censurer des informations peu avant le scrutin, au risque de provoquer un «effet Streisand», ce fameux phénomène qui survient lorsqu’une tentative d’empêcher la divulgation d’éléments se retourne contre son auteur? Blick a tenté d’y voir plus clair.
Plus de 250 modifications
L’enjeu, moins anodin qu’il n’y paraît — nous le verrons plus loin — est la page Wikipedia consacrée au politicien conservateur. Celle-ci existe depuis très longtemps sur l’encyclopédie virtuelle. Lorsque les premières lignes apparaissent, le 4 juin 2007, sa formation politique s’appelle encore le Parti radical démocratique (PRD). Il siège alors depuis cinq ans au Grand Conseil vaudois, mais c’est sa candidature à une réélection (qu’il obtiendra fin 2007) qui motive visiblement l’utilisateur «Chamax18» à lui créer un profil, qui est même traduit en arabe.
Jusqu’ici, rien de bien surprenant. Ce qui l’est davantage, c’est que la page Wikipedia de l’ancien syndic d’Aigle a fait l’objet, en quinze ans, de plus de 250 modifications! Si la majeure partie a été cosmétique ou formelle (ajout des différents mandats, par exemple, dont celui de conseiller national en 2015), une controverse est née en avril 2017.
Le 14 avril 2017 à 3h47 du matin, très exactement, un utilisateur vient ajouter des éléments sur la page de Frédéric Borloz. Un nouveau (et très long) paragraphe fait état des liens du conseiller national PLR et de membres de sa famille proche avec l’Église de scientologie.
«Quelqu’un voulait se cacher»
Contrairement aux précédentes contributions, l’auteur de ces modifications n’a pas utilisé de pseudonyme et a choisi de rester anonyme. Seule une adresse IP (une forme de plaque minéralogique associée à chaque utilisateur d’internet) permet de remonter à l’utilisateur. Or, la modification en question a été effectuée par une IP bloquée par un proxy ouvert. «En clair, il s’agit de quelqu’un qui voulait prendre des précautions pour se cacher, explique Frédéric Schütz, cofondateur de l’association Wikimedia CH et «gendarme» de l’encyclopédie en ligne. Les Wikipédiens font la chasse à ce genre de comportements.»
Qui a bien pu vouloir nuire à la réputation en ligne de Frédéric Borloz au printemps 2017? Y a-t-il un lien avec les précédentes élections cantonales vaudoises, les 30 avril et 21 mai 2017? Si le timing n’est pas anodin, l’intention de ce contributeur anonyme l’est encore moins: son objectif semble politique et non encyclopédique, sur le fond comme sur la forme. «L’internaute en question a rédigé 7000 signes avec une connaissance très poussée du code Wikipedia alors qu’il n’avait jamais contribué auparavant. C’est un sacré signal d’alerte», résume Frédéric Schütz.
En raison de l’importance toute relative de la page de Frédéric Borloz sur Wikipedia, il a fallu des semaines pour que quelqu’un s’aperçoive de cette attaque en règle. Ce n’est que le 28 juillet qu’un utilisateur nommé «Talleyrandlerrant» vient supprimer ce qui est, selon lui, du «POV pushing». Dans le jargon wikipédien, le «Point of view pushing» (littéralement: «pousser un point de vue») est «la promotion d’un agenda particulier au-delà des proportions établies dans les sources notables, sur lesquelles doit se fonder un consensus».
Une nébuleuse société française
Wikipedia étant une immense œuvre collective, le consensus a été recherché dans «le carnotzet», un espace de discussion publique sur les pages pouvant faire l’objet de négociations. «Bonjour, j’ai révoqué des modifications sur l’article Frédéric Borloz. Je pense que vous devriez regarder cet article de plus près, notamment le paragraphe sur l’Église de scientologie», écrit un utilisateur, sollicitant l’aide des autres pour déterminer ce qui est digne d’apparaître sur Wikipedia, et ce qui relève du «POV pushing».
«Les passages en question sont un enchaînement de digressions, boules puantes (même pas ciblées) étayées par des sources douteuses… le tout ajouté par un compte à objet unique sous IP caché», rétorque «Talleyrandlerrant», auteur de la suppression initiale. D’autres Wikipédiens lui rétorquent que même si certaines informations sont superflues, les liens de l’élu national avec un mouvement religieux controversé méritent d’apparaître. «On y trouve des sources tirées de quotidiens nationaux suisses», relève un internaute. Une position qui fait consensus, la page reste stable jusqu’à aujourd’hui avec une simple mention des liens de Frédéric Borloz avec la scientologie, attestés par un article de feu «L’Hebdo».
Pourquoi ces éléments reviennent-ils dans l’actualité en ce printemps 2022? Parce que le fameux «Talleyrandlerrant», premier «toiletteur» de la page de Frédéric Borloz après l’ajout des 7000 signes à charge, a été entre-temps banni de Wikipedia. En 2020, le «Bulletin des administrateurs» de l’encyclopédie (une forme de journal ouvert des administrateurs pour expliquer leur action) évoque cette suspension, au motif que l’utilisateur est lié à Reputation Squad. Cette agence parisienne est active depuis plus d’une décennie dans l’e-reputation et a plusieurs fois été prise la main dans le sac pour avoir nettoyé des profils d’élus ou de candidats.
«Talleyrandlerrant» a été bloqué de manière définitive pour des «écrits rémunérés non déclarés». Une balise en ce sens a été ajoutée à côté de ses modifications sur la page de Frédéric Borloz. Le conseiller national vaudois apparaît d’ailleurs dans le «palmarès» de l’utilisateur en question.
Comment Wikipedia a-t-il déterminé qu’il s’agissait d’un compte problématique? L’encyclopédie met les grands moyens pour débusquer les intérêts cachés, explique Frédéric Schütz. «Des contributeurs honnêtes se font passer pour des clients potentiels et sollicitent ces utilisateurs pour améliorer leur réputation en ligne. Ils disent qu’ils sont prêts à payer et demandent des exemples de travaux réalisés par le passé.» C’est sans doute ainsi que «Talleyrandlerrant» a été débusqué.
Manipulations pro-Zemmour
Car, sur la page de l’utilisateur supprimé depuis, les contributions semblent en grande majorité légitimes, y compris sur la page de Frédéric Borloz. Du moins aux yeux d’un profane de Wikipedia. «Ce n’est pas étonnant, rétorque Frédéric Schütz. Ils ne sont pas naïfs au point de créer un compte puis d’agir sans avoir déjà une crédibilité sur l’encyclopédie», explique le cofondateur de Wikimedia CH. La preuve? Le compte qui a tenté de «salir» Frédéric Borloz s’est fait débusquer immédiatement, contrairement à «Talleyrandlerrant».
Dans la polémique récente qui a éclaboussé le candidat à la présidentielle française Éric Zemmour, un contributeur a été pris pour manipulation alors qu’il faisait partie des 50 internautes les plus prolifiques sur l’encyclopédie en ligne en français. «Dans ces cas-là, cela devient très difficile de distinguer ce qui était piloté et ce qui était légitime. Surtout si le contributeur en question a fauté en fin de carrière», analyse Frédéric Schütz.
L’intéressé affirme ne pas être au courant
Reste la question centrale: Frédéric Borloz a-t-il fait appel à Reputation Squad pour améliorer son image sur l’encyclopédie en ligne? Contacté, le candidat de l’Alliance vaudoise s’en défend formellement. «Je n’ai pas regardé ma page Wikipedia depuis des années, avoue l’élu du PLR. L’ancien syndic d’Aigle n’a pas non plus eu vent de la polémique sur Twitter. «Je ne m’y connecte que très rarement. Je vais le faire à la suite de notre téléphone, mais honnêtement, toute cette polémique ne m’intéresse pas vraiment», soupire-t-il, avouant ne «même pas connaître cette société».
Malgré plusieurs tentatives, Reputation Squad n’a pas répondu à nos sollicitations. Si Frédéric Borloz dit vrai, l’hypothèse la plus probable est que quelqu’un se soit préoccupé de la réputation en ligne de la scientologie et ait été prêt à payer pour cela, sans que l’élu vaudois ne soit au courant. L’action de «Talleyrandlerrant» sur la page de Frédéric Borloz, à savoir le retrait des 7000 signes en question, est d’ailleurs saluée par les administrateurs et les contributeurs de l’encyclopédie en ligne.
«Vous n’êtes pas responsable de vos proches»
L’ajout de la proximité du candidat au gouvernement vaudois avec la scientologie était-il légitime? La question est complexe, même pour celui qui figure parmi les plus grands experts de Wikipedia en Suisse. «Ce qui est certain, c’est que le fait qu’un proche de Frédéric Borloz soit très engagé dans la scientologie n’a rien à y faire, explique Frédéric Schütz. Vous n’êtes pas responsable de l’action des membres de votre famille.»
En revanche, les liens directs du libéral-radical avec la scientologie sont davantage à même d’intéresser les internautes, et donc les électrices et électeurs. «Comme les sources sont tout à fait crédibles, à savoir des médias suisses établis, j’aurais tendance à dire que cela devrait figurer sur la page de Frédéric Borloz. C’est une organisation reconnue comme une secte problématique, ce qui peut avoir une certaine influence.» Pour sa part, le candidat assure à Blick n’avoir plus aucun lien avec la scientologie.
Un enjeu d’importance pour les politiciens suisses
Que disent les règles de Wikipedia? La réponse est d’autant plus difficile à trouver qu’il n’y a pas vraiment de règles: tout est au cas par cas et discuté entre les contributeurs — c’est le propre d’une communauté collaborative. «Par exemple, la mention de la religion est souvent superflue pour un élu politique, rappelle Frédéric Schütz. Mais là encore, ce n’est pas une vérité absolue. Un député suisse s’est battu pour faire disparaître sa conversion sur son profil en ligne, et il avait raison à mes yeux. Mais avec les événements récents en Ukraine et la 'dénazification' promise par Vladimir Poutine, le fait que Volodymyr Zelensky soit juif n’est plus du tout anodin, par exemple.»
Ce qui est certain, c’est que Wikipedia est devenu un vrai enjeu pour les politiciens, quoi qu’en dise Frédéric Borloz. Et c’est aussi le cas en Suisse. À la fin 2021, un consortium de journalistes indépendants développait le projet «Wikipolitik». Son objectif: voir comment les politiciens helvétiques tentent d’influencer leur réputation sur l’encyclopédie en ligne. Pour ce faire, les 253 pages des élus à Berne (les 246 membres de l’Assemblée fédérale et les sept conseillers fédéraux) ont été analysées.
Isabelle Moret aussi pointée du doigt
Les trouvailles ont été nombreuses dans les filets des journalistes d’investigation. Par exemple, la page de l’actuel président de la Confédération Ignazio Cassis a fait l’objet d’une suppression d’un passage sur ses liens avec le lobby des armes ProTell, peu après l’accession du Tessinois au Conseil fédéral à fin 2017. Or, l’adresse IP à la base de la modification conduisait directement au cœur de l’administration fédérale, dans les bureaux du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC). Également pointée du doigt: une… colistière de Frédéric Borloz, la PLR Isabelle Moret. Toujours en 2017, le collaborateur personnel de la Vaudoise a supprimé des passages controversés sur la page de la conseillère nationale.
Mais ces agissements ne sont pas l’apanage de la droite. Maya Graf (Verts/BL) a été épinglée pour avoir engagé une agence de communication pour améliorer sa page Wikipedia, tandis que l’ancienne présidente du parti écologiste Regula Rytz a aussi utilisé ses collaborateurs personnels pour modifier sa page. Le consortium de journalistes donne trois conseils aux politiciens: ne pas écrire sur d’éventuels objets de conflit d’intérêts, tout rédiger de manière transparente (par exemple avec un pseudonyme qui identifie directement l’auteur) et faire correspondre tous les contenus avec les standards de Wikipedia.
L’encyclopédie en ligne propose d’ailleurs un article exhaustif sur les élections cantonales vaudoises. Outre les résultats du premier tour et même une analyse de ceux-ci, on découvre que deux candidats ne sont pas encore présents virtuellement: le Vert Vassilis Venizelos et la centriste Valérie Dittli. Lequel de ces deux outsiders devra se créer une page Wikipedia de conseiller ou conseillère d’État au soir du 2e tour? Réponse le 10 avril.