Penser un mo(nu)ment
Une organisation nationale veut remettre les statues dans leur contexte

Faut-il laisser les monuments tels quels ou les abolir? Des chercheurs suisses en sciences humaines ont choisi de demander au public de répondre à cette question.
Publié: 04.07.2021 à 18:21 heures
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Dernière mise à jour: 05.07.2021 à 06:57 heures
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Le monument de Johann August Sutter à Rünenberg BL. Le marchand suisse a fondé la colonie américaine de Nouvelle-Hélvétie et est considéré comme un "pionnier modèle".
Photo: Nicole Nars-Zimmer
Eliane Eisenring

Le commerçant suisse John August Sutter est une figure de l'esprit pionnier: en 1834, il se rend en Californie. Il y fonde la colonie de New Helvetia, aujourd'hui nommée Sacramento. Son succès économique dans le Nouveau Monde est tel qu'il lui permettra de rembourser ses dettes.

John August Sutter a longtemps été mis sur un piédestal. C'est ainsi que la municipalité de Rünenberg (BL) érige un monument en son honneur en 1953. Mais ce faisant, cette dernière a occulté le revers de la médaille: il est impliqué dans le trafic d'êtres humains. Pendant des années, John Sutter a effectivement forcé les indigènes à travailler pour lui gratuitement et maltraité ses subordonnés. La Jeunesse socialiste, en juin 2020, a décidé qu'il était temps d'arrêter de fermer les yeux sur cette autre facette de la personnalité du fondateur de Sacramento: elle a recouvert sa pierre commémorative, car elle ne tolèrera plus «de monuments pour les propriétaires d'esclaves».

Les monuments qui célèbrent la gloire d'hommes du passé sont de plus en plus controversés, surtout, mais pas seulement, depuis la mort de George Floyd et des manifestations contre le racisme portées par le mouvement «Black Lives Matter» de l'année dernière. Les polémiques atteignent également la Suisse, comme en témoigne l'exemple de John August Sutter ou de David de Pury, à Neuchâtel. La médiatisation de la dégradation de la statue du bienfaiteur de la ville a attiré l'attention sur l'implication de ces hommes suisses dans l'entreprise coloniale occidentale. Avec une question à la clé: faut-il laisser ces monuments debout ou les démolir?

L'Académie suisse des sciences humaines et sociales (ASSH) vient de prendre position. Pour échapper à ce dilemme, qu'elle résume par «Tout doit dégager» ou «Can’t Touch This», cette organisation de promotion nationale de la recherche estime qu'il faut les laisser debout, mais pas telles quelles: on peut aussi les modifier.

«Notez les monuments suisses»

L'ASSH cherche à impliquer l'ensemble du public dans la discussion et lui demande de répondre à deux questions: que voulons-nous retenir dans l'espace public, et comment?

Ces thèmes sont omniprésents, explique Heinz Nauer, rédacteur scientifique de l'ASSH très impliqué dans le mouvement «Black Lives Matter»: «Nous voulions les examiner un peu plus largement et les élargir à différents sujets.» Il cherche à attirer l'attention sur le fait que ce sont presque toujours les mêmes qui ne reçoivent pas de monument: les femmes et les migrants.

Sur le site de l'ASSH, les personnes intéressées peuvent s'informer sur les monuments suisses et les évaluer dans le cadre d'un sondage. Un concours a été lancé à la fin mai à l'occasion des 75 ans de l'Organisation pour inviter le public à soumettre des idées sur la façon dont les monuments existants pourraient être modifiés.

Comment les monuments ont-ils été choisi? Question difficile, répond Heinz Nauer: «Nous nous sommes vite rendu compte qu'énormément de choses pouvaient être considérées comme des monuments: des ponts, des arbres, des noms de rue. Nous avons finalement décidé de nous concentrer sur les monuments érigés sur un piédestal.» Au total, 24 monuments ont été sélectionnés.

Celui de Sutter est le moins bien noté, avec 63 % de «likes» en moins.

Sur le site de l'ASSH, il est possible de voter.
Photo: penser-un-monument.ch

A l'inverse, 83% des participants estiment que le mémorial «Le vittime del lavoro», situé à Airolo (TI) et commémorant les ouvriers morts lors de la construction du tunnel ferroviaire du Saint-Gothard, devrait rester en place tel quel, car ils le jugent «important».

Mais comment juger qui ou ce qui mérite un mémorial? Ce thème fait aussi partie de l'enquête. Les 230 personnes qui ont déjà participé au sondage se montrent ainsi plutôt favorables aux monuments de femmes ou dédiés au mouvement des femmes en général.

Quel sera le destin de la statue de Sutter?

Heinz Nauer observe que peu de monuments à la gloire des individus ont été érigés au cours des dernières décennies: «Mettre une personne sur un piédestal est toujours à double tranchant».

L'ASSH a également demandé qui devait conseiller et décider de la mise en place des monuments. «Je pense qu'il fut un temps où c'était plus clair», éclaire le chercheur. «Aujourd'hui, on donne la parole à beaucoup plus de groupes et de mouvements sociaux». Les personnes interrogées répondent que c'est aux électeurs de décider.

Le concours se déroule jusqu'au 1er octobre. Quels en sont les objectifs concrets? Selon Heinz Nauer, il faudrait pouvoir présenter des recommandations précises aux responsables politiques et aux organisations sociales. Il est particulièrement impatient de voir les propositions concernant le monument Sutter: «Historiquement, ce monument est très problématique. Je peux vraiment imaginer qu'on veuille y changer quelque chose.»

C'est déjà chose faite aux États-Unis. Sacramento, en Californie, possédait aussi un monument Sutter. En juin 2020, des activistes indigènes ont attaqué la statue à la peinture. L'hôpital devant lequel elle se trouvait l'a ensuite fait retirer officiellement «par respect pour les résidents indigènes de la ville».

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