Lorsque la réalité devient désagréable, les êtres humains emploient différentes stratégies pour la refouler ou affirmer qu'il ne s'agit que d'une situation devenue normale.
Mercredi passé, on l'apprenait par tous les médias du pays: le lac des Brenets, retenue naturelle du Doubs à la frontière avec la France, est définitivement asséché. Si les images de bateaux «flottant» sur de la verdure sont impressionnantes, il ne s'agit rien d'autre que d'une mort annoncée. Déjà lors de la sécheresse de l'été 2018, le plan d'eau était descendu si bas que les hydrologues avaient prédit sa disparition programmée: l'imperméabilisation des sols, le changement climatique et les conditions géologiques de cette région karstique ne lui auront laissé aucune chance.
Le hasard est parfois ironique: ce même mercredi, le gouvernement suisse annonçait vouloir mettre en service des centrales dites de réserve pour éviter une situation de pénurie énergétique et «renforcer la sécurité d'approvisionnement pour l'hiver prochain». L'ajout de quelque 300 mégawatts supplémentaires prêts à être injectés dans le réseau n'a été expliquée à la population que par un maigre communiqué. Tandis que les milieux économiques réagissaient avec soulagement, les journalistes, eux, ne pouvaient pas poser de questions — aucun conseiller fédéral ne se trouvait à l'horizon.
Une absence qui n'a rien d'étonnant. Pourquoi? Parce que les mesures annoncées nécessitaient l'abrogation des valeurs limites de l'ordonnance fédérale sur la protection contre le bruit et de celles sur la protection de l'air. Venir justifier ces décisions face aux médias et à la population avait un côté très casse-gueule.
Vous pouvez traverser le communiqué, vous ne trouverez pas d'évocation des Brenets. Pas plus qu'une trace non plus à l'agenda politique. Après tout, qui a besoin de ce lac? Ce n'était qu'un plan d'eau insignifiant dans une région économiquement insignifiante coincée aux confins du territoire national, en plein massif du Jura.
Le Rhin, lui, suscite beaucoup plus d'inquiétude. Parce que les basses eaux actuelles mettent en danger le commerce et empêchent la navigation. Aux Brenets, un peu d'argent suffira pour indemniser l'industrie touristique qui vivotait, de même que l'agriculture minimale de la région. Bientôt, personne ne se souviendra de ce plan d'eau. Saviez-vous qu'on l'appelle lac de Chaillexon de l'autre côté de la frontière?
Il n'y aura pas de timbre spécial de la Poste en sa mémoire, pas plus qu'on ne fera sonner les cloches en guise d'adieu. Seules quelques personnes âgées continueront à raconter leurs anecdotes pendant un certain temps, comme celle de l'abbé Simon qui, pendant de nombreuses années, sautait dans le lac des Brenets depuis un plongeoir de 17 mètres pour récolter des fonds en faveur de son église et des sans-abri...
L'objectif de la politique, c'est faire parler la réalité et exiger des élus qu'ils prennent une décision. Mais il semblerait que, de plus en plus, la politique se soit détachée de cette réalité. Les déclarations, communiqués de presse et autres discours sont de plus en plus absurdes, pour ne pas dire délirants. En somme, il s'agit du phénomène de l'éléphant que tout le monde remarque mais dont personne ne parle, par peur ou impuissance.
Lorsque l'on ne peut affronter la réalité, on ne la décrit pas. On évite ainsi de s'y retrouver confrontés. Le meilleur signe de cet appauvrissement de la politique est l'appauvrissement du langage. Comme le lac, il s'assèche, se désertifie et se réfugie dans des formules toutes faites et des mots creux.
Parler devient désagréable, alors on fait court. Deux jours avant la disparition de notre lac, notre ministre des Finances, Ueli Maurer, n'a eu besoin que de vingt minutes en tout et pour tout pour expliquer au public les effets de la réforme à venir de l'impôt anticipé. Voici les termes utilisés par le Zurichois pour exposer la position du Conseil fédéral: «substance fiscale», «compétitivité», «conditions-cadres économiques»... Une conférence de presse en pilotage automatique, un pensum éloigné de toute réalité.
Les clichés de Simonetta Sommaruga
Le langage du ministre des Finances était plat, lourdaud, écœurant. Sa fonction lui octroyant le privilège d'écarter toute mise en danger personnelle, le conseiller fédéral a prononcé son texte d'un ennui mortel sans qu'aucune question ne soit posée par les journalistes. Si tant est qu'ils soient venus à cette conférence inutile...
Se taire et se réfugier dans un langage dénué de sens est une méthode pour éviter de prendre conscience de la réalité. L'infantilisation en est une autre, et l'on en trouve un formidable exemple dans le discours de la ministre de l'Infrastructure à l'occasion de la fête nationale de cette année, prononcé dans une petite commune de montagne valaisanne, Saas-Balen.
Simonetta Sommaruga s'est exprimée comme si son audience n'était composée que d'enfants ou de personnes déficientes intellectuellement. Elle a évoqué les framboises, dont elle a entendu dire qu'elles étaient ici sans vers, parlé des meilleures saucisses artisanales du monde, des pâturages et du bon air...
Idylles, vignettes et autres décalcomanies qui seraient de bon ton dans un dépliant touristique. Même les catastrophes naturelles qui guettent le Valais en raison du dégel du permafrost, comme les coulées de boue et de glace qui menacent les habitations, se sont transformées pour l'occasion en une carte postale.
Dans son discours, la Sage s'est répandue en contes de fées, évitant soigneusement tout écueil. La pensée reste creuse et évoque les vieilles légendes. Comme la fable des bisses, ces conduites d'eau qui, en Valais, seraient construites dans la montagne depuis l'époque romaine et constituent un exemple de l'esprit communautaire local. Il faut le voir pour le croire: une politicienne socialiste qui s'adonne à un fantasme nationaliste. La dernière fois que les bisses avaient été si mythifiées, c'était dans «An heiligen Wassern» («Les eaux saintes»), un film tourné par un vieux Nazi...
Dire la réalité, c'est difficile
Chez Simonetta Sommaruga, le vin blanc valaisan devient un exemple de cohésion sociale. Des paroles totalement détachées de la réalité et de son audience. Le village de montagne de Saas-Balen présente peut-être de nombreux attraits touristiques, mais il n'est ni connu pour sa solidarité ni pour sa politique durable. Les initiatives sur l'immigration de masse et l'interdiction des minarets y ont été acceptées à la même majorité écrasante que la loi CO2 a été rejetée. L'esprit communautaire s'arrête manifestement aux frontières de cette commune.
La convivialité et la cohésion se limitent à la population autochtone, ce que l'on pourrait tout à fait qualifier de spécificité suisse. La conseillère fédérale n'a pas eu le courage de mettre ces contradictions sur le tapis. Elle aurait pu aborder les contradictions évidentes, mais en faisant cela, elle risquait un effet de boomerang avec ses propres contradictions. Les conséquences seraient imprévisibles, mais ce serait la confrontation avec la réalité, avec ce qui se passe ces jours-ci dans notre monde, et avec l'incapacité de la politique à trouver des solutions.
Dans la réalité, un lac disparaît après 14'000 ans. Tout le monde sait quelles en sont les raisons. Elles s'appellent «substrat fiscal», «compétitivité», «emplois» et «conditions économiques». Ce pays va continuer de compenser sa douleur et son impuissance vis-à-vis du lac des Brenets en essayant d'augmenter sa performance économique, et on peut supposer qu'il y parviendra.
C'est là que réside sa compétence, et pendant un bon moment encore, les vieux concepts, les vieilles histoires et les vieilles images garderont leur efficacité. Tous ceux qui participent à cette alliance du silence seront arrosés économiquement. On appelle ce principe «le silence de mort». Car c'est un principe de violence, une méthode qui tue. Et, mercredi dernier, un lac en a été la dernière victime en date.