L'imaginaire national est en crise
Combien de temps la Suisse va-t-elle rester un pays d'immigration?

Criminalité, inflation, démographie: comment une formule séculaire, qui a fait de la Confédération l'État le plus prospère d'Europe, est-elle mise sous pression?
Publié: 31.03.2024 à 10:33 heures
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Dernière mise à jour: 31.03.2024 à 10:38 heures
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Le Cervin: montagne frontière et symbole de la Confédération.
Photo: Switzerland Tourism
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Reza Rafi

Faire une pause. Une pause tout simplement. N'est-ce pas le meilleur cadeau de Pâques? Se reposer, loin de l'hystérie du quotidien politique, qui se caractérise avant tout par le fait que les partis dénigrent le pays pour vanter leurs propres recettes.

Crises par-ci, dysfonctionnements par-là. Si l'on en croit l'UDC, la Suisse n'est qu'une bande de pantouflards prêts à se soumettre à Bruxelles. Pour le PS, le pays est dominé par l'exploitation sexiste et raciste, selon le PLR, il se trouve aux prémices du socialisme – et le Centre s'associe un peu à chacune de ces positions.

La merveille mondiale du «Nation Building»

Mais la Suisse est-elle vraiment ce sombre recoin du no man's land moral, une Mecque de l'égoïsme ou même «le cœur des ténèbres de l'Europe», comme l'écrivait le magazine britannique «The Economist» en 2017?

Loin de là. Le jour de la résurrection du Christ est l'occasion idéale de célébrer les points forts de la Confédération. Malgré tous les problèmes, comment finançons-nous la 13e rente AVS? Comment maîtriser les coûts de la santé et de l'asile? Ce pays est une merveille mondiale de «nation building», peut-être le projet de paix le plus réussi de l'humanité.

L'arrivée des Huguenots

Certes, notre confédération alpine n'a pas de héros de la stature de Napoléon Bonaparte (1769-1821), Giuseppe Garibaldi (1807-1882) ou Winston Churchill (1874-1965), ni de ville mondiale comme Paris, Rome ou Londres.

C'est précisément pour cette raison que la Confédération, avec son ADN à la fois paysan et républicain, a toujours été tributaire de sa capacité à intégrer toutes les forces utiles et à dépasser les conflits. La Suisse est devenue une machine à intégrer – il ne pouvait pas en être autrement.

Un exemple, qui date du début des temps modernes, est la vague d'exode des huguenots: ces Français protestants qui fuyaient la persécution de leur roi. Le pays d'accueil a accueilli les immigrés à bras ouverts. Leur arrivée s'est traduite par de nouvelles impulsions sociales. Aujourd'hui, des familles huguenotes comme Sarasin, Clément ou Régnier, voire Ringier, sont naturellement considérées comme des Suisses par excellence.

Sur le plan économique, la Suisse s'est intégrée à l'Europe – d'abord par le mercenariat: de jeunes hommes s'offraient comme guerriers à des puissances étrangères. À partir de la fin du Moyen Âge, les mercenaires sont devenus l'une des principales sources de revenus des cantons alliés. À en croire les estimations actuelles, au 17e siècle, un tiers des Confédérés adultes travaillaient comme mercenaires à l'étranger. Et il en est un qui compte encore et toujours sur eux à ce jour: le pape. La Garde suisse au Vatican est en effet un héritage de cette époque qui s'est perpétué jusqu'à nos jours.

Le tunnel du Gothard, un ouvrage italien

Plus tard, de nouveaux groupes ethniques ont influencé le pays pour qu'il devienne ce qu'il est aujourd'hui. Les dissidents libéraux venus d'Allemagne ont amené les idées des Lumières – et ont donné un élan intellectuel et économique à la cité Zurich, qui était restée dans l'ombre de Bâle, la métropole rhénane, pendant le Moyen-Âge.

C'est à cette époque que l'EPFZ a été fondée – avec la participation d'Alfred Escher (1819-1882) – et que le réseau ferroviaire suisse s'est étendu. En 1880, ce développement a culminé dans un acte au rayonnement international, avec la construction de la merveille mondiale de l'Helvétie: le tunnel ferroviaire du Gothard. Un passage de 15 kilomètres sous la roche qui a changé à jamais la face du commerce européen. Or, Il s'agit d'une construction italienne. Seuls des ouvriers du Sud ont rendu possible cette œuvre monumentale.

La Muraille de Chine de l'Helvétie: portrait à la gloire des constructeurs du tunnel ferroviaire du Gothard, Louis Favre (en haut à droite) et Alfred Escher (en haut à gauche). Gravure non datée.
Photo: KEYSTONE

Grâce à la révolution industrielle et à des entrepreneurs visionnaires comme Alfred Escher, la Confédération est devenue définitivement un pays d'immigration. Des usines textiles florissantes ont vu le jour, l'industrie chimique et le secteur du bâtiment ont connu un véritable boom. L'ancien pays pauvre qu'était la Suisse a développé une prospérité qui n'aurait pas été possible sans la main-d'œuvre immigrée.

Une paix permanente depuis 1847

La création de l'État fédéral en 1848 a permis d'établir une constitution, une séparation des pouvoirs, et un parlement central. A cela est venu se greffer la démocratie directe quelques décennies plus tard. Ce système politique, qui prévaut encore aujourd'hui, est lui aussi un projet d'intégration monumental, réussi avant tout grâce à l'imbrication des quatre régions linguistiques. La partie italophone au sud des Alpes, la Suisse romande marquée par l'influence républicaine et bourguignonne, la Suisse alémanique et les vallées romanches des Grisons sous un même toit.

Les confessions ont également été intégrées. Jusqu'alors, des tensions semblables à des guerres civiles avaient régulièrement éclaté entre les régions catholiques et protestantes. La guerre de Trente Ans (1618-1648) a eu des répercussions jusqu'à 1847, date du dernier conflit sur le sol suisse: la guerre du Sonderbund. Depuis, la paix règne entre le Léman et le lac de Constance. Les catholiques ont été intégrés dans le système politique, ils ont obtenu une représentation politique avec le PDC, le futur Centre, et ont pu rejoindre le Conseil fédéral par la suite. Seule l'assimilation du judaïsme ne s'est pas faite sans discrimination, comme en témoigne l'initiative de 1887 pour l'interdiction de l'abattage rituel pour les Juifs de Suisse, qui s'est inéluctablement accompagnée de bruits de fond antisémites.

Les villes et les campagnes: l'éternelle frontière

Les villes et les campagnes ont également dû se serrer les coudes. Ce fossé est peut-être moins visible que le Röstigraben, mais il est tout aussi marquant. Voici un épisode qui illustre bien le conflit: au 15e siècle, la ville allemande de Constance voulait rejoindre l'ancienne Confédération, mais la majorité des cantons a refusé. En fait, il s'agissait d'une décision irrationnelle sur le plan économique et politique – mais les régions rurales craignaient la supériorité de la population urbaine.

Aujourd'hui, les villes sont des centres puissants qui portent une part importante de l'économie nationale. La gauche les tient fermement en main sur le plan politique et les utilise comme terrain d'expérimentation pour ses idées progressistes. Mais bien que les murs médiévaux de la ville aient été démolis depuis longtemps, divers obstacles – de la piétonisation à la limitation de vitesse à 20 km/h, en passant par la suppression des places de parking – maintiennent symboliquement les fortifications qui séparent la ville de la campagne.

Un lieu de fête à l'origine d'un changement de culture politique

Les immigrés venus du sud ont également apporté des idées politiques. Aujourd'hui, la Langstrasse zurichoise est un lieu de fête pour les jeunes de l'agglomération. Autrefois, le quartier était le centre du mouvement ouvrier italien en Suisse. La naissance des syndicats et des partis de gauche est intimement liée à l'impulsion venue d'Italie. L'entrée de la social-démocratie au Conseil fédéral en 1943 a constitué un jalon important de l'intégration de la gauche dans le paysage politique.

À 15 minutes de la Langstrasse, la Josefwiese, symbole d'une Suisse paisible.
Photo: KEYSTONE

C'est avant tout à cette évolution que la Suisse doit sa paix sociale; les employeurs et les employés s'entendent à la table des négociations, les grèves ne paralysent pas le pays comme en Allemagne ou en France. Ce qui, à son tour, augmente l'attractivité de la place économique. Résultat: le niveau des salaires est plus élevé que dans les pays voisins – et l'attractivité migratoire ne cesse de croître.

Une croissance du PIB inférieure à la moyenne

En 2022, 26% de la population résidente permanente était étrangère. En Europe, ce taux n'est dépassé que par le Luxembourg. En d'autres termes, une personne sur quatre dans le pays ne possède pas de passeport suisse et apporte donc un bagage culturel divers – sans oublier les personnes naturalisées, les immigrés ou les descendants d'immigrés qui ont obtenu le passeport rouge à croix blanche. Cette intégration est toutefois dépourvue de mythe: il n'existe pas ici de «Swiss Dream» comparable à l'«American Dream» aux Etats-Unis.

Au lieu de cela, les défis s'accumulent pour la petite nation. Rien d'étonnant à ce que la migration soit associée en premier lieu à des inconvénients. Et les partisans ont actuellement de mauvais arguments – la croissance économique est inférieure à la moyenne cette année. Le pommier luxuriant de la campagne d'Economiesuisse, censé symboliser la prospérité grâce à la libre circulation des personnes, semble s'être desséché.

La campagne de l'UDC contre la Suisse à dix millions d'habitants

Chaque année, environ 100'000 personnes immigrent. La Suisse voit ainsi sa population urbaine grandir chaque année, avec les conséquences que l'on sait: les prix de l'immobilier et des loyers ont explosé au cours de la dernière décennie, les coûts sociaux sont élevés, le stress lié à la densité et la peur d'une perte d'identité déterminent les préoccupations d'une grande partie de la population. A cela s'ajoute une immigration nouvelle, d'origine non européennes et marquée notamment par l'islam, qui rend l'intégration dans la société, la culture et l'école plus difficile et plus coûteuse.

Et pourtant – pour des secteurs comme la santé ou le tourisme, la main-d'œuvre étrangère est indispensable. Sans la main d'œuvre bon marché de l'UE et des pays tiers, ces secteurs économiques s'effondreraient. Tout simplement. Parallèlement, la population exige des réponses politiques au défi que cela représente. L'automne dernier, l'UDC a remporté les élections avec un slogan axé sur la crainte d'une Suisse à dix millions d'habitants («Il y en a trop qui viennent et ce sont les mauvais»).

La libre circulation des personnes résistera-t-elle à la pression?

Tous les observateurs s'accordent à dire que le thème de la migration déterminera l'agenda politique à long terme. Et l'une des grandes questions est de savoir comment cela se répercutera sur les relations avec l'Europe. La libre circulation des personnes résistera-t-elle à la pression croissante? Les syndicats apparaissent comme un allié puissant pour l'UDC qui entend bien peser avec son «initiative pour la durabilité», qui prône une réglementation autonome de la migration.

Les associations économiques sont, elles, d'ores et déjà mobilisées contre le projet. Mais ce qui complique encore la situation, ce sont les conséquences du système d'asile. Certes, la vague de réfugiés n'atteint pas encore le niveau de 2015, mais la tendance est à la hausse et le nombre de cas non traités est élevé.

Criminalité en hausse

Les statistiques suisses de la criminalité ne dressent pas non plus un beau tableau de l'évolution: les vols à l'étalage ont augmenté de 23% l'année dernière, les vols de voitures et les actes de violence graves ont atteint de nouveaux sommets.

«Il est important de dire qui a commis les délits»: Mario Fehr, président du Conseil d'Etat du canton de Zurich.
Photo: keystone-sda.ch

Et contrairement au passé, on parle aujourd'hui ouvertement d'une grande partie auteurs de ces délits: les étrangers et les requérants d'asile. La Confédération et les cantons sont contraints de réagir – mais comment communiquer avec la population lorsque 1431 délits sont enregistrés chaque jour?

La mention des nationalités des auteurs est le premier signe d'un changement de conscience dans le pays. Le conseiller d'Etat zurichois Mario Fehr l'a résumé lundi: «Il est important de dire qui a commis ces délits. Car c'est la seule façon d'avoir une chance d'agir.» Dans le domaine de la migration, l'opinion publique pousse à la transparence: la conseillère nationale UDC Barbara Steinemann demande dans un postulat que la Confédération rende publics les motifs d'asile des réfugiés. L'intervention est soutenue par une large alliance composée d'UDC, de centristes et de radicaux.

«La Suisse n'existe pas»

La Suisse est un modèle de réussite en matière d'intégration. Mais elle est sous pression, peut-être plus qu'au sortir les guerres mondiales. Les jours de ce bastion de la bonne humeur sont-ils comptés?

Il n'y a pas si longtemps, des intellectuels auraient posé la question inverse: La Confédération possède-t-elle vraiment une identité – ou s'agit-il simplement d'une entité artificielle, de la «Willensnation» si souvent évoquée, qui se laisse réduire à des mythes comme Guillaume Tell, la forteresse alpine ou le chocolat? En 1992, l'artiste Ben Vautier a condensé cette analyse dans la phrase qui ornait le pavillon suisse de l'exposition universelle de Séville, en Espagne: «La Suisse n'existe pas.»

Le Cervin, symbole de «Willensnation» suisse.
Photo: Switzerland Tourism

De nouvelles idées sont nécessaires

Pour les critiques de l'immigration, ce slogan – bien sûr une provocation artistique – apparaît aujourd'hui presque comme une menace. Pourtant, ces jeux d'esprit ont longtemps fait partie du répertoire du milieu éducatif progressiste de gauche.

Tempi passati. L'histoire de la Suisse, pays d'immigration, pourrait un jour prendre un autre cours.
De nouvelles idées sont demandées au politique. Car les problèmes et les défis ne font jamais de pause. Pas même à Pâques.

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